Le seul d’entre nous qui eût su rendre à Tolstoï un hommage digne de lui, E.-M. de Vogüé, nous a été enlevé quelques mois avant lui. Il l’aurait pieusement enseveli dans le somptueux linceul d’éloquence et de poésie dont sa riche imagination se plaisait à envelopper les grands morts. Avec quelle émotion et avec quelles couleurs, il nous eût dépeint cette fin inattendue du grand écrivain qui ressemble tant au dernier chapitre d’un roman russe ! Il eût su nous faire assister à la fuite tragique de l’impatient octogénaire, sous le vent et la neige, par les sentiers glacés de la campagne déserte, une froide nuit de l’automne russe. Il nous eût montré l’excommunié, en quête de paix et de solitude, frappant, comme un pèlerin égaré, à la porte d’un obscur couvent orthodoxe ; il nous l’eût fait voir agonisant lentement, au milieu d’étrangers, sur un lit de hasard, dans une gare perdue, mourant, loin de son foyer, en vagabond, en « errant » ou strannik, comme avant lui sont morts, inconnus et oubliés, tant d’humbles prophètes du peuple, sur les chemins où, comme lui, ils cherchaient la vérité et la paix du cœur.
Durant quelques jours, les regards du monde entier ont été fixés sur cette station de la terre russe, terme ignoré de sa course dernière, où l’auteur de Guerre et Paix achevait inopinément le long voyage de ses quatre-vingt-deux années. Léon Tolstoï était le plus grand écrivain de notre temps ; il était, à tout le moins, le plus célèbre. Aucun nom russe, aucun nom d’écrivain peut-être n’avait jamais été porté, sur les ailes de la gloire, aussi loin dans l’espace ; aucun surtout n’avait pénétré aussi profondément dans les masses populaires. D’un