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bout à l’autre de l’Europe, il était, pour tout ce qui se flatte de savoir et de penser dans le peuple, pour tout « travailleur conscient, » une sorte de surhomme, comme une idole vénérable, vers laquelle montaient les hommages des foules, toujours, malgré leur irrespectueuse incrédulité, en quête de héros ou de dieux à adorer.

Cette renommée universelle, il faut bien le reconnaître, Tolstoï ne la devait point tout entière à son talent ou à son génie. La gloire, la popularité du moins, en nos âges démocratiques, alors même qu’elles ne se trompent pas d’adresse, ne vont pas toujours, dans l’homme dont elles nimbent le front, à ce qui chez lui est le plus digne d’être admiré. Le grand homme en Tolstoï, celui qui a les promesses de l’immortalité, celui que ses compatriotes ont le droit d’appeler le plus grand des Russes, c’est le romancier, l’auteur de tant de longs et de courts récits, où se meut tout un monde de personnages, aussi vivans que des êtres réels. Or, ce n’est pas à lui qu’allait l’admiration des masses ; ce n’est pas lui que, en sa patrie même, célébraient les chants de la foule qui, dans une sorte d’apothéose, accompagnait hier sa dépouille mortelle sur la colline boisée de Iasnaïa Poliana. Parmi les milliers d’admirateurs qui ont salué son cercueil et qui portent bruyamment le deuil de sa mort, beaucoup n’ont jamais ouvert ses chefs-d’œuvre et ignorent même le nom du prince André et de Pierre Bezouchof, de Lévine et de Nekludof, de Natacha et d’Anna Karénine, les fils et les filles de son imagination, animés par son génie d’une vie immortelle. Le grand artisan de la renommée universelle de Tolstoï, c’est le rêveur, le théoricien, le téméraire réformateur, surgi tardivement en lui et dans lequel s’est mué peu à peu le puissant romancier de jadis. C’est le prophète des temps nouveaux, l’apôtre de la future Cité de Dieu qui annonçait aux peuples le renouvellement prochain de la terre et la fin de toutes les misères humaines, dans un évangélique paradis de paix et d’amour.

Voilà le Tolstoï auquel allaient la vénération et le culte des masses contemporaines. Et vanité de la gloire, paradoxe dont s’attristait en sa vieillesse le prophète de Iasnaïa Poliana, il a souvent été d’autant plus admiré et plus célébré, qu’il était moins lu et moins compris. Il le sentait et il s’en affligeait. « Je n’ai pas plus de trois cents disciples, » disait-il à un de ses visiteurs. Combien parmi ses panégyristes, parmi ceux qui se