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Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 60.djvu/815

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Découragés et, plus encore, irrités par les défaites de Mandchourie, nombre de Russes semblaient se plaire à prédire le prochain anéantissement de la flotte impériale. On n’attendait plus rien de l’armée, on n’avait plus de confiance que dans la révolution. « La guerre de Crimée, entendait-on répéter, nous a valu l’émancipation des serfs ; la guerre de Mandchourie nous vaudra la Constitution. » J’étais parti, avec ma femme, la veille au soir, de Kief, la première capitale russe, où j’avais trouvé les professeurs et les étudians également occupés à discuter les articles de la future Constitution. Nous avions pris le matin, à la gare de Toula, un drojki qui, à travers une contrée boisée et pittoresque, nous conduisit, en une heure, à la « Clairière, » car tel est le sens de Iasnaïa Poliana.

En approchant de la maison seigneuriale, nous aperçûmes tout à coup, sous la vérandah, un vieillard à longue barbe, en chemise russe, assis seul à une longue table. Graf ! le comte ! s’écria notre cocher ; c’était bien lui en effet qui achevait son frugal déjeuner de végétarien. Je lui fis porter ma carte ; il vint au-devant de nous avec une bienveillante affabilité, relevée d’une pointe de politesse d’homme du monde qui faisait contraste avec son costume. Après quelques mots de bienvenue, il nous offrit de l’accompagner dans sa promenade quotidienne. C’était, heureusement pour nous, le jour de la promenade à pied, car le grand vieillard avait conservé l’habitude de se promener un jour à pied et un jour à cheval. Il nous proposa d’aller d’abord au village visiter les paysans. Tout en cheminant, il déplorait les maux de la guerre, semblant considérer les défaites comme le juste châtiment d’une politique orgueilleuse. A l’inverse de la plupart de ses compatriotes, il raillait les espérances mises sur la Constitution, sur la convocation de Chambres électives, sur les libertés publiques, choses vaines et décevantes à ses yeux, réaffirmant que ce mouvement constitutionnel était superficiel et passager, m’assurant qu’il n’y avait en Russie qu’une question essentielle et urgente, celle des paysans, celle de la terre. Et cette question, à l’entendre, ne pouvait être tranchée que d’une seule façon, par l’abolition de toute propriété privée, en distribuant toutes les terres de la Russie aux moujiks qui les cultivent de leurs bras. Ce que pourrait devenir l’agriculture, la production du sol, aux mains de ces paysans ignorans et dénués de capitaux, il semblait n’en avoir aucun souci. Pour lui, on sentait que cette