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question de la terre était plus encore une question morale qu’une question économique. L’homme, l’individu, répétait-il, n’a pas plus le droit de s’emparer du sol que de l’air du ciel ; par suite, l’abolition de cette inique propriété foncière est un devoir auquel ni particulier ni société n’a le droit de se soustraire.

Tout en causant, ou plutôt en l’écoutant affirmer ses principes, nous étions arrivés au village. C’était le jour de la fête locale ; la plupart des paysans, au lieu d’être aux champs, étaient chez eux. Tolstoï nous fit visiter plusieurs de leurs izbas ; elles me parurent bien construites et en bon état pour des maisons de moujiks. Dans plusieurs, je vis des lits et un petit mobilier, choses encore rares chez les paysans russes. Certaines avaient un air d’aisance qui n’est pas commun dans les villages de la Grande-Russie. J’en attribuai le mérite à Tolstoï et à sa famille, à leurs soins, à leur générosité.

Le vieux barine était partout accueilli avec une respectueuse familiarité ; on sentait qu’il connaissait personnellement tous ces paysans, et qu’il s’intéressait à tous les petits événemens de leur monotone existence. Il était en rapport étroit avec eux, depuis son enfance. Les plus âgés avaient été ses serfs ; beaucoup des autres avaient été ses élèves, au temps déjà lointain où, pour contribuer de sa personne au relèvement du peuple, le grand écrivain s’était institué maître d’école du Village, où il enseignait à lire, à écrire, à réfléchir, toutes choses que, à cette libre école de Iasnaïa Poliana, les enfans apprenaient à leur heure et à leur gré, car le maître déjà réprouvait, comme violence coupable, tout châtiment, toute punition. Après la visite de quelques izbas, Léon Nicolaïévitch nous conduisit à une sorte d’infirmerie où il faisait soigner les malades du village. Il était aidé, dans cette œuvre, par le dévouement de son médecin, le docteur Makowitsky, un Slovaque de Hongrie, devenu bientôt l’ami et le disciple du maître. À cette infirmerie villageoise, nous trouvâmes des enfans atteints de la scarlatine et d’autres maladies contagieuses que l’ignorante incurie des moujiks n’eût su ni soigner ni isoler. Nous en vîmes assez pour nous convaincre que l’intérêt de notre hôte pour les paysans n’était pas tout théorique, que, malgré les défiances et les préjugés de ses anciens serfs à l’égard de tous les barines, il s’efforçait, paternellement, en toutes choses, de leur venir en aide.

J’ai souvent entendu discuter sur les rapports de Tolstoï