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Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 60.djvu/825

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pour la vie, et dont il ne se sentait pas maître de répudier les engagemens. La Légende Dorée nous montre des saints qui ont eu le courage inhumain de rompre ces liens sacrés, qui, pour se retirer dans la solitude du cloître ou du désert, n’ont pas craint d’abandonner femme et enfans. Tolstoï en a été plus d’une fois tenté ; mais il a reculé jusqu’à ses derniers jours, et, lorsqu’il s’y est enfin résolu, il s’est évadé de la maison de famille en silence et dans l’obscurité, sans faire d’adieux aux siens, comme s’il eût redouté de voir sa résolution se briser aux larmes de cette suprême séparation.

Et ainsi, comme tant de pauvres humains, comme ceux dont il réprouvait hautement l’inconséquence et les faiblesses, ce grand insurgé contre toutes les conventions sociales et toutes les lois traditionnelles a vécu, à Iasnaïa Poliana, dans un compromis qui a duré un quart de siècle. Sous le toit même du prophète sarmate, les esprits, sinon les cœurs, ne s’entendaient guère que dans le silence.

L’audacieux rénovateur qui prétendait ramener la foule des soi-disant chrétiens à la pureté du Christianisme primitif, à l’Evangile du sacrifice et du renoncement, le zélateur intransigeant qui reprochait, comme une apostasie, aux vieilles Eglises de pactiser avec le siècle et avec Mammon, a éprouvé, lui aussi, dans sa vie et dans sa famille, combien pour l’homme moderne, pour qui ne s’est pas dès sa jeunesse enfermé dans la cellule d’un cloître, il est devenu malaisé de suivre à la lettre l’exemple du Christ et des saints, de mener, sur leurs traces, une vie d’entière pauvreté et de complète abnégation. Ces préceptes divins, cet évangélisme intégral qu’il prétendait imposer comme une obligation aux hommes et aux peuples, Tolstoï, en dépit des soulèvemens de sa conscience, a dépassé sa quatre-vingtième année sans avoir réussi à les mettre en pratique, autrement qu’en esprit. Et le jour où, pris de scrupules tardifs, il s’est enfin décidé à s’enfuir de la maison paternelle pour réaliser le rêve de son idéal, le temps lui a été refusé ; il est tombé en chemin, sans autre consolation que celle d’avoir tenté ce suprême effort pour mettre enfin sa vie d’accord avec sa foi. Il cherchait la retraite, et il a rencontré la mort, comme si son âme inquiète l’eût condamné à ne trouver la paix que dans sa couche dernière, sous les bouleaux de la colline de Iasnaïa Poliana.