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Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 60.djvu/831

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emportées au loin, par-dessus la forêt et la steppe, au-delà des montagnes et des océans, semences confuses, où trop souvent, hélas ! l’ivraie se mêlait au bon grain, au risque de l’étouffer. De là, des œuvres nouvelles, de haute portée sociale, telles que la Puissance des Ténèbres, telles surtout que Résurrection. Le romancier, qui semblait tué par le sociologue, est ressuscité pour se mettre au service du réformateur ; et pour la première fois peut-être, miracle qui ne pouvait être accompli que par un Russe, des récits à tendances, des romans à thèse se sont trouvés des chefs-d’œuvre, admirables de vie et de vérité. Et ainsi, au monde qui, tout bas, l’accusait déjà de tomber en enfance, Tolstoï a prouvé que ni le génie ni le don de l’invention n’étaient morts en lui ; et les esprits les moins enclins à ses théories sociales, ceux qu’irritaient ou faisaient sourire ses lourds traités didactiques, ont dû confesser, en lisant ses derniers récits, que le « tolstoïsme, » ramené à une sorte de poème d’amour et de fraternité, reprenait une vérité idéale, ne fût-ce que cette ancienne et nécessaire vérité que ni la science, ni la puissance, ni la richesse ne possèdent le secret du bonheur ou la clef de la destinée humaine.


IV

Après l’homme et l’écrivain, la doctrine ; après Tolstoï, « le tolstoïsme ; » si inférieur que l’un semble à l’autre, ils font corps ensemble ; isoler Tolstoï romancier de Tolstoï apôtre, ce serait le mutiler. Sa doctrine, dont il a vécu et dont il est mort, où Tolstoï l’a-t-il puisée ? Aux sources sacrées, à la fontaine la plus pure où, depuis vingt siècles, la soif spirituelle des hommes ait pu s’abreuver. Il l’a puisée au plus profond de l’Évangile, dans le Sermon sur la Montagne. Et quelle est cette doctrine ? Tirée de l’Évangile, elle ne peut être faite que d’amour, de paix, de justice et de fraternité entre les hommes. Et tel est bien en effet, dans son essence et son esprit, le tolstoïsme ; mais de ces sentimens sublimes, de cette quintessence de l’Évangile et de l’esprit chrétien qu’est le Sermon sur la Montagne, comment Tolstoï fait-il sortir l’anarchisme ? et comment, ayant tiré un tel système d’un tel livre, ne s’est-il pas arrêté, reculant d’effroi devant les étrangetés de sa découverte ? Comment a-t-il eu l’audace ingénue de se persuader que, après tant de siècles, il