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Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 60.djvu/830

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roman, il l’abandonne ; les esquisses commencées, il les délaisse, se faisant scrupule de perdre ses heures à de pareilles futilités. S’il ne brise pas sa plume, il ne s’en sert plus que pour prêcher le nouvel Evangile qu’il lire de l’ancien, s’adressant de préférence à ses frères du peuple, aux paysans, ses vieux amis, écrivant pour eux des contes et des paraboles dont plusieurs, en leur simplicité, sont, eux aussi, des chefs-d’œuvre qui dureront autant que la langue russe.

Au-dessus de l’artiste et de l’écrivain, il place alors délibérément, comme plus nécessaire à la vie et comme plus près de la nature et des préceptes évangéliques, l’ouvrier, le paysan. Au-dessus du travail intellectuel, traité par lui de jeu frivole, ce patriarche de la haute littérature, en cela complice du grossier paradoxe des masses ignorantes, élève le travail manuel. Et sa théorie de la vie et du travail, il la met lui-même en pratique ; il quitte les villes et le monde ; il s’exerce, en toutes choses, à simplifier sa propre existence. C’est alors que pour mettre l’homme extérieur en harmonie avec l’homme intérieur, il prend la blouse, la ceinture de cuir et les lourdes bottes du moujik. Il s’habille en paysan et il travaille en paysan, remplaçant la plume par la faux et la charrue. Et comme, durant le long hiver russe, la terre gelée est rebelle à tout travail, l’auteur de Guerre et Paix, à l’instar de nombre de moujiks ses voisins, s’adonne, lui aussi, à un métier sédentaire. Il se fait cordonnier ; il fabrique des bottes. Il y a de lui un portrait où on le voit tirant l’alène. « Artisan de chefs-d’œuvre, s’écriait M. de Vogüé, il y a déjà un quart de siècle, ce n’est pas là votre outil[1]. Votre outil, c’est la plume ; votre champ, l’âme humaine. Permettez qu’on vous rappelle ce cri d’un paysan russe, du premier imprimeur de Moscou, alors qu’on le remettait à la charrue : « Je n’ai pas affaire de semer le grain de blé, mais de répandre dans le monde les semences spirituelles. » Cet appel que lui adressait déjà Tourguenef mourant, cette prière qui montait à lui de tous côtés, Tolstoï a fini par l’entendre. Il a repris la plume ; il est revenu aux lettres, aux fictions, au roman même, et il y est revenu, précisément, comme un semeur d’idées, pour ensemencer la terre russe. Il a jeté au vent, à pleines mains, comme des graines ailées, des idées que le soufflé de son génie a

  1. Le Roman russe, p. 339, 340.