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sa grand’mère, sa mère, et sa sœur. Il avait l’âme si fière que nous l’avons vu envoyer des cadeaux à chacun des siens dans un moment où, déjà, il se privait de manger par manque d’argent. »

Mais nulle autre part ces précieuses qualités de son cœur ne se manifestent à nous aussi clairement, ni avec un aussi délicat parfum de fraîcheur juvénile, que dans la suite de ses lettres à sa mère et à sa sœur. Parmi les plus cruelles angoisses que lui cause, de semaine en semaine, l’écroulement de toutes ses ambitions et de tous ses rêves, c’est comme si l’enfant n’avait de pensée que pour divertir les chères créatures qui là-bas, dans le misérable petit logement de Redcliff Hill, pleurent son départ et s’affolent des dangers de sa vie nouvelle. Il leur raconte des épisodes comiques, leur décrit les dernières fantaisies des modes féminines, leur offre des recettes pour elles-mêmes et pour leurs voisins, mais surtout ne cesse pas de leur promettre des cadeaux. « Je t’enverrai deux robes de soie, cet été, — écrit-il à sa sœur le 30 mai, — et j’espère bien apprendre de toi, en réponse à ceci, quelles couleurs tu préfères. Ma mère, non plus, ne sera pas oubliée… J’ai été bien affligé de l’accident de Mme Carty. Mon conseil pour elle est de lui mettre force sangsues sur les tempes et de la tenir, autant que possible, dans l’obscurité. » Ou bien, un peu plus tard, quand il ne se sent plus le courage de rien promettre ni de rien espérer, sa crainte d’affliger les deux femmes lui inspire des lettres d’une signification pathétique infiniment touchante, des lettres où ce jeune garçon déjà à demi mort de faim, sans dire un seul mot de ce qui lui arrive, s’efforce d’amuser sa mère et sa sœur en leur débitant toute espèce de folies, avec de faux éclats de rire qui font peine à entendre. Et voici la dernière lettre qu’il écrit aux siens, le 20 juillet, tout ranimé par la perspective de pouvoir gagner quelque argent avec la ballade en vieil anglais qu’il vient de composer :


J’ai maintenant en tête un oratorio qui, lorsque je l’aurai fait, servirai l’achat d’une robe pour ma sœur. Vous pouvez être sûres de me revoir avant le 1er janvier 1771. Maman recevra bientôt d’autres modèles à copier. Presque toute la prochaine livraison du Town and Country Magazine me sera réservée. Je connais désormais tout le monde ; chacun recherche ma société, et si seulement je pouvais m’humilier jusqu’à accepter d’entrer dans un comptoir, j’aurais tout de suite vingt places à ma disposition. Mais ma destinée est d’être parmi les grands, et les affaires de l’État me conviennent mieux que celles du commerce. J’ai beaucoup à travailler, pour l’instant, et, en conséquence, me voici forcé de vous dire adieu ! Mais vous aurez bientôt de moi une lettre plus longue et plus satisfaisante.


C’est probablement au lendemain de l’envoi de cette lettre que