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Chatterton s’est vu refuser le poème dont il espérait pouvoir remplir « presque toute la prochaine livraison du Town and Country Magazine. » Depuis ce moment, sans doute, il n’aura plus osé écrire à sa mère ; mais nous avons encore de lui une lettre du 12 août, adressée au potier Catcott, et où il semble bien que plusieurs pages de savantes divagations archéologiques aient simplement servi de prétexte à ces lignes finales : « J’ai l’intention de voyager comme aide-chirurgien. M. Barrett a en son pouvoir de m’assister grandement, en m’accordant un certificat d’études médicales. J’espère qu’il ne me refusera pas ce service. » Dernière illusion du malheureux enfant ; et j’ai dit déjà de quelle importance tragique doit avoir été, pour lui, le silence opposé par son « protecteur » à cette humble requête, soit que l’on attribue à la faim ou au désespoir la catastrophe du 20 août 1770.


Chatterton avait alors dix-sept ans et demi. Deux années lui avaient suffi pour créer une œuvre poétique d’une abondance et d’une variété extraordinaires, l’une des œuvres les plus originales, à coup sûr, que nous offre l’histoire tout entière de la littérature anglaise. Et bien que nombre de critiques illustres se soient ingéniés, de nos jours, à mettre en plein relief l’étonnante beauté littéraire de cette œuvre, comme aussi la manière dont elle a devancé et préparé la révolution romantique des premières années du siècle suivant, c’est encore à M. Ingram que revient le mérite de nous en avoir le mieux défini le sens et la portée véritables, en la replaçant au milieu des circonstances extérieures dont elle est résultée. Après un siècle de légendes plus ou moins calomnieuses, — à la naissance desquelles le chirurgien Barrett n’a pas été étranger, — pour la première fois le livre de l’éminent biographe anglais nous révèle, suivant la promesse de son titre, « le vrai Chatterton ; » et l’image qu’il nous en donne n’a pas seulement, sur les précédentes, l’avantage d’être plus conforme à la réalité : il n’y aura pas un des admirateurs du Tournoi et d’Ælla qui n’éprouve une joyeuse surprise à découvrir, sous le double masque alterné de l’impudent faussaire et du sombre héros « byronien, » cette aimable et touchante figure d’un enfant de génie, s’amusant de la vie comme d’un conte de fées, et trop heureux de pouvoir s’assurer, au prix même de la mort la plus misérable, une place immortelle parmi ces « grands » qu’il avait toujours souhaité d’égaler !


T. DE WYZEWA.