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s’enseigne pas, sinon comme simple constat des mœurs et des faits :

Jean Lapin invoqua les coutumes et l’usage,
Ce sont, dit-il, leurs lois…

Aucun enfant ne se contentera de ce mode d’enseignement moral ; l’homme est un animal qui, dès l’enfance, raisonne, critique et, comme dit Kant, maximise, c’est-à-dire érige ses actions en maximes pour les justifier à ses propres yeux. A plus forte raison, quand il s’agit des actions d’autrui, le sens critique et analytique, comme le sens du général, est éveillé, Si on lui dit : « Tout le monde fait comme cela, » il répondra : Pourquoi ? Le pourquoi n’est-il pas toujours voltigeant sur les lèvres de l’enfant, jusqu’à importuner père et mère ? Et n’est-ce pas à force de pourquoi que l’éducation se fait ? Et n’est-ce pas l’éducation qui façonne les mœurs ? Et n’est-ce pas les mœurs qui font la coutume ? Et n’est-ce pas la coutume qui finit par être loi ? Et si loi' qu’elle puisse être, l’esprit critique et généralisateur n’est-il pas toujours là pour la réformer, pour la transformer ? Les mœurs sont des idées cristallisées, mais toutes prêtes à redevenir fluides et changeantes.

M. Jules de Gaultier reproche aux moralistes de prétendre nous enseigner à vouloir, alors que velle non discitur, de ramener ainsi sous les catégories de la logique ce qui relève de la grande catégorie du conflit universel, dont nos volontés sont une manifestation particulière. — On peut répondre que les moralistes enseignent avant tout ce qu’il faut vouloir ; et on conviendra que toute l’énergie du monde, si elle ne sait pas à quoi s’employer et déborde au hasard, ne sert à rien. De plus, comment ne pas reconnaître que l’idée du but, quand ce but est élevé, noble, grand, est propre à susciter le vouloir lui-même. Dévoilez à l’ascensionniste une cime vierge, plus haute que les, autres ; il voudra la gravir. — S’il aime les ascensions. — Sans doute ; mais, dans toute conscience humaine il y a des cimes que tout homme normal, tout homme qui pense et sent, ne peut pas ne pas trouver belles, attirantes, sublimes. De plus, l’homme reconnaît bientôt que, si on ne gravit pas de telles cimes, la société entière est menacée dans son progrès, dans son existence même. Nietzsche a beau nous dire : « la vertu, c’est de rester dans le marécage ; » l’humanité entière a toujours cru et croira toujours que la vertu, c’est de monter aux sommets.