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la considération du groupe social auquel le moi appartient, enfin l’idée d’un moi supérieur et d’une société supérieure.

« Une idée-force, reconnaît M. Emile Faguet, est une idée qui est devenue sentiment ou qui est née d’un sentiment ; mais, à cette condition, elle est bien une force et une force qui pèse de plus en plus, parce qu’il est de sa nature d’insister sur elle-même, de se développer (sens de la langue de rhétorique et tous les sens) et de devenir idée fixe, de devenir entretien continuel de notre esprit. Le patriote qui est encore patriote, s’il analyse l’idée de patrie, trouve toutes les raisons d’aimer son pays qui étaient dans son sentiment, et parce qu’elles deviennent claires elles ne deviennent pas inconsistantes : elles répondent seulement aux objections, aux attaques ; nos idées sont les gardes avancées de nos sentimens ; impuissantes sans eux, quand ils y sont, elles les rendent plus sûrs[1]. » Non seulement, ajouterons-nous, elles les rendent plus sûrs, mais elles seules les rendent possibles. Un sentiment est un ensemble d’émotions et même d’impulsions attachées à une idée, tandis qu’une sensation pure se produit sans idée, comme une crise d’estomac ou une colique. Encore localisons-nous plus ou moins nos sensations au moyen de notre perception du corps. Supprimez les idées, aucun sentiment n’est possible[2]. Nous venons de voir que le sentiment de l’honneur, en particulier, enveloppe une masse d’idées plus ou moins confuses ; celle du moi, celle de sa dignité et de son indépendance, celle des autres hommes, de leur estime ou de leur mépris, celle des êtres inférieurs à nous et avec lesquels nous ne voulons pas être confondus, etc. Rien de plus complexe que l’honneur, et c’est pour cela même qu’il ne fournit pas un principe précis de moralité.

M. Faguet objecte à Nietzsche : — « Tu dois te surmonter est une formule aussi mystique que l’impératif kantien et contient le même sens, qui est celui-ci : Il y a un idéal où tu dois te hausser coûte que coûte, — et pourquoi ? — Parce qu’il y a un idéal. » — L’objection dirigée contre la « hausse de vie » que prêche Nietzsche, est également valable contre « l’honneur, « qui, lui aussi, présuppose un idéal. C’est donc bien,

  1. La Démission de la morale.
  2. Aussi le culte du sentiment et de l’action ne supplantera-t-il jamais le culte de l’idée, qu’il implique. C’est ce qui donne un caractère de faiblesse incurable et de décadence à toutes les théories pragmatistes, sentimentales et antiintellectuelles, dont la vogue est momentanée.