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mathématiques, — l’avait déjà promené, lors de ma naissance, d’une extrémité à l’autre du pays. Baptisé à Amiens, j’ai commencé d’apprendre à lire à Strasbourg, pour faire mes premières études à Clermont en Auvergne et les achever à Paris… Ce déracinement a cette autre conséquence qu’il croise de la manière la plus disparate les races encore si distinctes chez nous lorsqu’on regarde de près les paysans de nos diverses provinces. C’est ainsi que du côté de ma mère je me rattache à une famille lorraine venue d’Alsace il n’y a pas cent ans et auparavant d’Allemagne. Cette hérédité complexe a quelquefois ses avantages. J’en ai surtout senti les défauts, je veux dire l’extrême difficulté à mettre d’accord des tendances trop contrastées. Il y a toujours eu en moi un philosophe et un poète de la race germanique en train de se débattre contre un analyste de la pure et lucide tradition latine[1]. Peut-être ai-je dû à la coexistence de deux formes d’esprit si opposées, ce goût d’une culture complexe et cosmopolite, dont la trace se trouve dans tant de mes pages. J’ai cru du moins concilier ainsi les courans très différens que je sentais jaillir dans les profondeurs de ma nature intellectuelle[2]

Il ne faut pas attacher trop d’importance aux influences ataviques ; il ne faut pas les négliger non plus quand on peut, presque à coup sûr, en préciser l’étendue : « Toutes vos racines héréditaires plongent dans le granit sérieux de notre Vivarais, » disait à M. Bourget E.-M. de Vogué en le recevant à l’Académie. Est-il téméraire de conjecturer que ces fortes générations de robustes travailleurs, dont aucune n’a prématurément franchi « l’étape, » ont transmis à l’écrivain, avec un fond solide de santé et même de gravité morale, de laborieuses habitudes de claire raison analytique et positive, et quelques-uns des goûts et des modes de pensée qui sont le propre de l’esprit classique[3] ? De sa mère, qu’il n’a guère connue, et dont un beau

  1. On pourrait dire, et on a dit la même chose de Taine. « Taine, a écrit avec profondeur Émile Boutmy, avait une imagination germanique administrée et exploitée par une raison latine. » Cette ressemblance mentale est certainement entrée pour quelque chose dans le culte que M. Bourget a de tout temps professé pour Taine et dans l’affection que Taine témoignait à M. Bourget. — Voyez aussi, dans l’étude sur Amiel (Nouveaux Essais de psychologie), les pages sur l’Influence germanique.
  2. Lettre autobiographique, etc., p. 4-5.
  3. Voici, sur le père de M. Bourget, un intéressant témoignage que j’emprunte à l’Annuaire des anciens élèves de l’École normale, année 1888, p. 34 : « En entrant à l’École normale, en 1842, Bourget apportait un fond d’études solides, une grande ardeur au travail, un esprit net, avide de rigueur. » Justin Bourget a beaucoup publié. On lui doit d’importans travaux relatifs à la mécanique céleste et à la physique mathématique. Né à Savas, dans l’Ardèche, il mourut en 1887, recteur de l’Académie de Clermont.
    « Tout homme reste du pays où il a ses morts, surtout lorsque cet amalgame d’une race et d’une terre a duré pendant des siècles ! Ç’a été le cas pour mes modestes aïeux, dont les uns, simples cultivateurs, les autres soldats ou petits officiers, ou bien n’ont jamais quitté leur village, ou sont revenus y dormir leur dernier sommeil. » (Allocution prononcée par M. Bourget, le 3 février 1908, au banquet de la Société des Ardéchois à Paris.