L’art du romancier consiste-t-il nécessairement, suivant le mot célèbre, à « faire concurrence à l’état civil, » à créer, si je puis dire, de la vie visible et tangible, à mettre sur pied des personnages vivans et agissans, dont le souvenir et dont l’image concrète nous restent dans l’esprit et dans la mémoire visuelle, comme si nous les avions rencontrés dans la réalité ? Dans ce cas, il faut bien avouer que M. Bourget, quelque effort qu’il y fasse constamment, ne réussit pas toujours, comme Balzac, Maupassant ou Daudet, à nous donner l’illusion de la réalité fourmillante et trépidante, à faire vivre en un mot ses personnages. Il y réussit quelquefois cependant. Ses livres fermés, tous ses héros, j’en conviens, ne surgissent pas devant nos yeux, en chair et en os, à l’appel de leur nom. Cet artiste qui nous a lui-même avoué qu’il était « médiocrement doué pour l’évocation des formes, » n’a probablement et ne communiquée son lecteur qu’une vision en quelque sorte intermittente des corps et des gestes. Mais cette vision, il l’a parfois, et il nous la transmet. Je revois l’héroïne de l’Irréparable ; je revois Jacques Termonde, le beau-père assassin du douloureux André Cornélis, et son teint brouillé de bile. Je revois surtout l’inoubliable Desforges, le méthodique, élégant et cynique protecteur de Suzanne Moraines. Même à ce point de vue, peut-être inférieur, on ne saurait donc dire que l’art de M. Bourget ait abouti à un échec.
Mais il en est un autre où il triomphe vraiment. La vie du corps est quelque chose assurément ; elle est peu de chose en comparaison de la vie de l’âme, et c’est la vie de l’âme que M. Bourget s’entend à nous décrire. Il est admirable pour se représenter et nous représenter l’intérieur des âmes, pour suivre dans toute l’infinie complexité de leurs démarches intimes les idées, les sentimens, les émotions et les passions de ses personnages. Quelque complexe et obscure que soit la personnalité de ses héros, il excelle à nous faire toucher du doigt les raisons profondes, lointaines, souvent insoupçonnées d’eux-mêmes, de leurs actions en apparence les plus imprévues. Et il met tant d’ingéniosité, de souplesse ondoyante, de subtilité dialectique, de profondeur et de divination morale à démêler ce luxuriant écheveau, qu’il en arrive à nous faire trouver naturels leurs actes à première vue les plus inexplicables. Ce sont bien là, selon le mot de la dédicace d’André Cornélis, des « planches d’anatomie morale. » Ce sont encore des « essais de psychologie