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L’art y est très grand. M. Bourget n’a pas été en vain critique ; il ne s’est pas en vain longtemps préoccupé, ainsi qu’en témoignent tous ses articles, des problèmes de technique et de facture. « C’est un métier, a dit La Bruyère, de faire un livre comme de faire une pendule. » Ce métier, l’auteur d’André Cornélis l’a étudié à fond dans les œuvres d’autrui ; il en possède tous les procédés, il s’en est assimilé tous les secrets. Et d’abord, le plus difficile de tous peut-être, et le plus précieux, la composition. Cette qualité, « sans laquelle il n’est pas de chef-d’œuvre accompli, » et que, tout récemment, il célébrait encore dans un bien remarquable article sur Tolstoï[1], M. Bourget la possède à un degré qui aurait pu rendre jaloux Brunetière lui-même. J’emploie à dessein ce terme de comparaison : M. Bourget compose un roman comme Brunetière composait un article ou une conférence, avec la même sûreté, avec le même souci de la subordination des détails à l’ensemble, avec le même sens des « correspondances, » bref, avec la même maîtrise et la même perfection. Personne aujourd’hui ne sait construire un roman comme lui, et si, à cet égard, André Cornélis et Mensonges ne sont point des chefs-d’œuvre, il faut sans doute renoncer à l’usage de ce mot. Le style est peut-être plus discutable : on y relèverait aisément, surtout dans les premiers ouvrages, quelques impropriétés, un peu de recherche, de la préciosité aussi, un certain abus des termes abstraits, et je ne sais quelle lourdeur puissante, qui, d’ailleurs, n’est point sans charme. Mais, outre que les qualités livresques du style sont moins nécessaires qu’on ne le croit dans le roman, comme au théâtre, il faut reconnaître que la forme, chez M. Bourget, est allée en se simplifiant, en s’allégeant, et même dans ses premiers récits, il serait facile de citer bien des pages d’une finesse élégante et forte, d’un éclat subtil et dru où se reconnaît l’écrivain de race. Et enfin, s’il est vrai, comme l’auteur de Cruelle Énigme l’a dit en tête de ce livre, que « les lois imposées au romancier par les diverses esthétiques se ramènent en définitive à une seule : donner une impression personnelle de la vie, » et que ce soit là le dernier mot de son art, et le critérium essentiel qu’on doive choisir pour le juger, à envisager l’œuvre de M. Bourget à ce point de vue, il y aurait sans doute une distinction importante à établir.

  1. Tolstoï, Écho de Paris du 21 novembre 1910.