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en emporteront souvent, je le crains, des impressions troublantes. Chose plus grave peut-être encore : l’auteur de Mensonges a pu, par quelques-uns de ses tableaux, donner aux étrangers une idée fausse de la société française, et, comme il le disait d’un autre romancier, fournir d’inexacts témoignages « à ceux de nos ennemis qui vont recherchant partout dans notre littérature les signes de notre décadence morale[1]… » Je n’ai pas à refaire ici le sermon que le pudique Edmond Scherer a prononcé jadis contre l’écrivain d’Un crime d’amour. Mais je devais indiquer cette erreur d’esthétique, — dont il est du reste revenu depuis, — et qui est d’autant plus fâcheuse qu’elle a longtemps donné le change sur ses intentions véritables, et longtemps fait méconnaître le moraliste qui veillait en lui.

Car c’est bien un moraliste que le ferme et délié psychologue, le positiviste sans illusion de Cruelle Énigme. Il ne décrit pas seulement avec vérité et avec profondeur les passions humaines ; il les juge. « Qu’il le veuille ou non, a-t-il écrit à propos de Feuillet, tout conteur est un moraliste. C’est même son honneur d’être cela et de faire réfléchir profondément le lecteur sur les problèmes que nous retrouvons au fond de toute réflexion sur les autres, comme nous les rencontrons dans notre propre conscience aussitôt que nous essayons de comprendre et d’interpréter un fragment quelconque de la vie humaine[2]. » Moraliste, M. Bourget l’est dans toutes les acceptions du mot. Il l’est, en ce sens que, selon la constante tradition des tragiques français et étrangers, il traite habituellement des cas de conscience. André Cornélis, par exemple, l’un des drames les plus poignans que je connaisse, c’est le cas d’Hamlet transposé dans notre société contemporaine. Il l’est encore en ce sens qu’à chaque instant sa pensée propre sur les problèmes de l’âme et de la vie s’échappe et se formule en une maxime générale d’un vigoureux relief et d’une large portée. Il l’est enfin et surtout par son attitude intime en face des désordres moraux dont il se fait le consciencieux narrateur. Il en met à nu sans pitié la misère profonde. L’odieux égoïsme qui fait le fond de la passion toute-puissante est dénoncé par lui avec une rigueur inflexible. Il dira par exemple d’un de ses héros : « Sa mère lui mettait son cœur

  1. Le roman réaliste et le roman piétiste, Revue des Deux Mondes du 15 juillet 1873, p. 459-460.
  2. Notes sur Octave Feuillet, à propos de la Morte, février 1886.