Page:Revue des Deux Mondes - 1911 - tome 2.djvu/205

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« C’était, me dit-il, au printemps de 1883, je passais à Andrésy, en yole bien entendu. Après avoir contourné l’île et donné un coup d’œil au barrage de Fin-d’Oise, je fis demi-tour et j’eus le désir d’aller, sur cette bande de verdure entourée d’eau, prendre un peu le frais et me reposer. J’accroche ma yole, je marche dans un fouillis de ronces. A cette époque, ce coin était encore un peu sauvage, aujourd’hui c’est aussi visité que la Jatte. Je me dirige vers un orme que je voyais garni très bas de petites branches me promettant un peu d’ombre. En approchant, je m’aperçois que la place est occupée. J’hésite… Est-ce un homme, est-ce une femme ? En passant à une petite distance, je reconnais que c’est une femme qui a un chapeau de canotier et un maillot.

« Juste à ce moment, elle relève un fichu sur ses épaules, probablement parce qu’elle sentait la fraîcheur. Je suis fixé, cette dame lit un livre, là, toute seule. Cela me sembla drôle. Est-elle bien seule ? Là est la question. En me rapprochant un peu, je reconnais qu’elle lit Une vie avec une attention dévorante. Alors je me dis que cette particularité va faciliter les présentations. Je vais me promener sous la belle allée des tilleuls d’Andrésy. Vers six heures, un quidam va, avec une barque, prendre la liseuse de l’île. Je suis le mouvement de près ; avec ce monsieur, d’autres couples prennent place à une table du restaurant Chantry. Je me fais servir à une table assez rapprochée pour bien la voir.

« Le restaurateur me dit qu’elle est mariée au monsieur brun. Sur le moment, je suis un peu dépité ; puis le tavernier revient m’apprendre qu’il croyait avoir entendu dire qu’ils devaient se séparer.

« L’inconnue me parut jolie, de caractère espiègle, genre gamin de Paris. Alors je ne puis me défendre de réflexions mélancoliques à son sujet. Voilà deux êtres jeunes et beaux, ils sont déjà fatigués l’un de l’autre et vont être malheureux pour le reste de leurs jours. Quelle comédie que le mariage, tel que nous l’ont fait les conventions ! Ne serait-il pas plus simple et plus équitable de laisser deux êtres suivre la bonne nature et suivre la pente de l’instinct ?

« Quelques semaines plus tard, j’étais lié avec cette société, qui adorait le bord de l’eau… »