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mais on vit clairement, dès lors, qu’il savait mieux ce qu’il ne voulait pas, ou ce dont il ne voulait pas, que ce qu’il voulait. M. Sarrien, questionné sur l’opportunité d’une réforme électorale, avait répondu indistinctement. Non point qu’il n’eût pas d’opinion : il en avait, au contraire, une très ferme, une opinion du fond de lame, et je ne bouleverserai pas la psychologie en disant que cette âme avait de la peine à s’évader de l’arrondissement. L’antique scrutin de liste majoritaire paraissait dangereux à M. Sarrien, surtout en ce que, s’il était rétabli, il y aurait toujours un député par département, le plus influent ou celui qui serait jugé tel, sur qui tomberaient toutes les corvées, à qui incomberaient toutes les charges du métier, et ce serait toujours le même qui serait tué par les courses dans les ministères. Or, le plus influent, pour le département de Saône-et-Loire, et même quelques départemens voisins, M. Sarrien, malgré sa modestie, se laissait aller à le nommer en ses confidences. Quant à la représentation proportionnelle, c’était, à son avis, une invention bizarre, et comme une vision cornue. Quel diable venait ainsi troubler la possession paisible, la bonne petite propriété, le bon petit fief que les vieux serviteurs de la démocratie étaient en train de tailler, chacun chez soi, aux familles d’authentique noblesse républicaine ? Voilà que, par la faute de ces mécontens, la politique n’allait plus être une carrière ! Mais, en retour, qu’il allait être malaisé de se maintenir ! Plus de majorité certaine ou durable : les minorités, des coalitions, maîtresses de tout. A la seule pensée de ce qui pourrait alors arriver, M. Sarrien se sentait défaillir ; il passa la main à M. Clemenceau.

Je ne gagerais pas que M. Clemenceau n’eût jamais prévu qu’un jour viendrait où M. Sarrien fatigué lui passerait la main. Il n’est même pas bien sûr que, déjà, ministre de l’Intérieur dans le cabinet Sarrien, M. Clemenceau ne se soit pas, une belle nuit, vu en songe président du Conseil dans le ministère suivant, le sien, et qu’il n’ait pas, dès ce moment, comme il est naturel aux hommes, commencé à vivre son rêve. Mais le fait est qu’il parut être de ceux dont on peut dire que la Fortune ne les surprit point. Après avoir passé un quart de siècle à démolir des gouvernemens, tout à coup et tout de suite il se découvrit une vocation de gouvernement ; bien plus, il découvrit le gouvernement, ses devoirs, ses difficultés, et ses conditions nécessaires. A soixante-cinq ans, il se jeta dans ce sentier