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reconnaître l’existence ; on ferme les yeux, on les lève même vers le ciel, — ce qui n’empêche pas d’être homme, et même animal, et a simplement pour résultat de maintenir les instincts dans leur grossièreté primitive au lieu de les raffiner en y ajoutant un souci d’esthétique. L’Anglais est en cela exactement le contraire du Français, qu’on a pu appeler un fanfaron du vice. Autant celui-ci se vante de perversités qu’il n’a pas, autant celui-là, même loyal et sincère, cache à lui-même et aux autres ses fautes et ses faiblesses. Cette attitude de sévérité, de décence conduit à une raideur voulue qui devient bientôt une seconde nature. Le puritain se guinde et se raidit en toutes choses ; il ne se contente pas de prendre l’air inspiré ou dévot, de parler d’une voix nasillarde, de supprimer ou de faire semblant de supprimer en lui les parties inférieures de la nature humaine, il supprime tout ce qui est naturel, tout ce qui est humain. S’il éprouve des affections naturelles, s’il ressent de la tendresse pour quelqu’un, il le cache si bien, il supprime si soigneusement toute expression de ses émotions, qu’à la fin il supprime l’émotion elle-même. Bunyan raconte qu’étant en proie à de terribles inquiétudes au sujet de son salut, il s’étonnait de voir des gens qui se laissaient chagriner et abattre par la perle de « biens extérieurs, » tels qu’un mari, une femme, un enfant : « Seigneur, pensais-je, que de bruit pour des choses de si peu d’importance ! » Il est vrai que Marc-Aurèle conseille la résignation en pareil cas, mais le stoïcisme lui-même est autrement humain que le puritanisme. Il suffit à ces puritains de prendre plaisir à quelque chose pour se croire coupables.

Les vieux puritains sont utilitaires en tout, même dans leur religion ; aussi les arts sont-ils délaissés et la littérature presque muette à cette époque. S’ils ont un poète, Bunyan, c’est par hasard ; il cherche à faire œuvre de moraliste, non d’artiste, et s’il trouve le beau, c’est sans le vouloir, et en cherchant l’utile. On ne saurait rien imaginer qui caractérise mieux le puritanisme, que la célèbre description de la Foire aux Vanités, où Bunyan place pêle-mêle parmi les choses inutiles et pernicieuses tous les biens de ce monde, les nécessités de la vie, la propriété, les métiers, l’existence elle-même, avec les honneurs, les titres, les charges, et englobe dans une même condamnation les plaisirs permis et la débauche, les jeux et la tricherie, le théâtre et l’escroquerie, les affections de famille et l’amour