Page:Revue des Deux Mondes - 1911 - tome 2.djvu/927

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Marie-Louise, elle, sans désormais haïr son mari, le craint trop pour pouvoir se décider à l’aimer. C’est comme si ces entretiens mêmes de Napoléon avec Canova lui produisaient l’effet d’une fastidieuse corvée ; et chacune des rares paroles qu’elle se risque à y mêler nous révèle combien la vie et l’âme de son mari lui sont étrangères. Un jour, par exemple, Napoléon s’étant vanté au sculpteur d’avoir en soi du sang florentin : « Mais je croyais que vous étiez Corse ? » lui demande ingénument l’impératrice. Mariée depuis près d’un an, elle n’a pas encore eu la curiosité de s’informer des origines de son terrible seigneur et maître !

Chacune des pages du « journal » nous offre ainsi de petits traits caractéristiques, notés par un observateur aussi fin que discret. Une autre fois, Napoléon demande à Canova si l’air de Rome était déjà fiévreux et malsain dans l’antiquité. Le sculpteur répond qu’il se rappelle un passage de Tacite où les troupes de Vitellius, rentrées d’Allemagne, deviennent malades pour avoir dormi sur le Vatican. Aussitôt l’empereur se fait apporter les volumes de Tacite, et l’on cherche ensemble le passage susdit : mais dès l’instant suivant. Napoléon perd patience, et ferme le livre. « Il me dit que son expérience propre lui a démontré que les soldats, lorsqu’ils sont transportés dans des régions lointaines, ont toujours à être malades la première année, mais ne tardent pas ensuite à s’acclimater. » Et un jour vient où Canova, à force d’insister, obtient que Napoléon consente enfin à s’expliquer librement sur sa conduite à l’égard de Pie VII :


— Il faut que Votre Majesté daigne penser un peu à la malheureuse Rome ! — Nous en ferons la capitale de l’Italie ! répondit-il. Qu’en dites-vous ? Serez-vous content ? — Mais pourquoi Votre Majesté ne cherche-t-Elle pas un moyen de se réconcilier avec le Pape ? — Parce que les prêtres veulent partout commander, se mêler de tout, être maîtres de tout comme Grégoire VII ! — Il me semble que Votre Majesté n’a pas à avoir peur de cela, puis qu’Elle-même se trouve déjà maîtresse de tout ! — Eh quoi ? Voulez-vous donc qu’un petit prêtre de Cesena vienne nous faire la loi ? Le pape croit-il que je suis comme les autres rois de France ? Moi, je suis le successeur de Charlemagne. Après Charlemagne (et encore un autre empereur dont j’ai oublié le nom, ajoute Canova), c’est moi qui suis venu ! Que les papes soient comme ceux d’alors, et tout s’arrangera… Du reste, vos Vénitiens eux-mêmes ont été forcés de se brouiller avec le pape ! — Oui, mais non pas de la même façon que Votre Majesté. Elle est si grande qu’Elle pourrait fort bien donner au Saint-Père un petit coin de territoire, afin qu’il pût dire, au moins en théorie, qu’il est indépendant et à même d’exercer librement son ministère !… — Comment ! est-ce que je ne laisse pas les évêques commander ici à leur gré ? Croyez-vous peut-être