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Page:Revue des Deux Mondes - 1911 - tome 2.djvu/94

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pour réaliser cette condition essentielle qu’il a souvent recours, dans la composition de ses nouvelles, à un procédé, moitié voulu, je crois, et moitié instinctif, et qui consiste à rattacher les événemens, réels ou fictifs, qu’il raconte, à des faits, réels ou fictifs aussi, de sa vie personnelle. Ce procédé, parfaitement légitime, lui réussit du reste assez bien : témoin les nouvelles intitulées Un saint, Monsieur Legrimaudet, L’Échéance, et qui, ce me semble, ne sont pas loin d’être des chefs-d’œuvre. Et de là vient que c’est surtout dans ses nouvelles que M. Bourget nous livre, presque sans le vouloir, sur lui-même, sur ses goûts, sur ses habitudes, sur ses manières intimes de penser et de sentir, des renseignemens que l’historien de sa biographie morale ne peut manquer de recueillir. Nous avons déjà noté dans l’Echéance maints précieux détails à cet égard. On pensera sans doute que cette page de Monsieur Legrimaudet, — le « pastel » est daté de 1891, — ne doit point passer inaperçue :


Car s’expliquer avec cette précision la genèse du mal, c’est toujours risquer d’aboutir au doute sur la Providence, et quand on est parvenu, après des années de lutte, à retrouver, sous les arides analyses de la science, la foi dans l’interprétation consolante de l’Inconnaissable, on a si peur de la perdre cette foi et cette espérance, si peur de ne plus prononcer avec la même certitude la seule oraison qui permette de vivre : « Notre Père qui êtes aux cieux… » Qu’il est troublant alors de se trouver devant un problème de laideur morale et de douleur physique aussi cruellement posé que celui-là ! Il faut croire qu’il y a un sens mystérieux à ce douloureux univers, croire que les angoissantes ténèbres de la vie s’éclaireront un jour, après la mort. Mais comme on est tenté de nouveau par l’horrible nihilisme en présence de certains naufrages d’âme et de destinée[1] !…


Croyance bien incertaine encore, comme on peut voir, ou du moins vite fléchissante, et bien troublée. Un peu plus tard, dans une lettre à M. l’abbé Klein, datée du 4 juillet 1894, le « chrétien de désir, » que déjà nous avons vu paraître dans Outre-Mer, s’affirme encore, et, déclarait-il à son critique, « je suis très heureux de ce que vous avez bien voulu voir dans mon œuvre ce que j’y crois être, un christianisme immanent[2]. » La

  1. Nouveaux Pastels, éd. originale, 1891. Lemerre, in-16, p. 188. — La nouvelle se trouve aujourd’hui dans le volume intitulé : Pastels et Eaux-fortes. Plon, in-16 : le passage cité n’a pas été modifié.
  2. Abbé Félix Klein, Autour du dilettantisme. Paris, Lecoffre, 1895, in-12, p. 141-144. « Je veux dire, expliquait M. Bourget, qu’aucune de mes pages ne serait possible si l’Évangile et l’Église n’avaient pénétré le monde moral comme ils l’ont fait…. L’Église a toujours été trop sévère pour les moralistes libres… Et cependant, ce qui lui importe, c’est que notre conclusion philosophique sur la vie humaine, à laquelle nous arrivons par l’analyse des passions, ne soit pas différente de celle à laquelle elle arrive par la Révélation. M. Le Play est devenu croyant parce qu’il a trouvé dans le Décalogue la synthèse de la loi sociale que lui avait découverte l’expérience. C’est en effet un puissant argument. Mais il suppose qu’on lui a permis l’expérience. » — Mais si cette « expérience » est moralement dangereuse ?