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« L’homme à femmes, à beaucoup de femmes, à trop de femmes, à toutes les femmes, n’est pas un amant. Don Juan peut bien en avoir possédé mille et trois, sans, pour cela, connaître une femme, ni la femme, ni les femmes. Son but est de séduire et de s’enfuir après ; alors, quelle est donc la femme qui se dévoile, corps et âme, en une seule fois ?… Il ne connaît que la victoire, il ne connaît pas la défaite ; il ne connaît pas l’infidélité, ni la trahison, sinon les siennes ; il ne connaît pas le doute, le soupçon, la tristesse, la souffrance ; il ne connaît pas ses propres larmes, et les larmes de ses victimes ne l’émeuvent pas. Il peut avoir des sens étonnans et même un cerveau, mais il n’a pas de cœur ; il n’est pas un amant. C’est un artiste, un dilettante, mais le dilettantisme est stérile. Il a trop de fatuité pour être intelligent. A le bien regarder, ce Don Juan, au fond de ses beaux yeux cruels, non, je ne le crois pas très intelligent ; je veux dire qu’il n’a pas cette intelligence supérieure dans laquelle entrent la bonté et la pitié, et sans laquelle il n’y a pas de lumineuse beauté. » J’ai cité ce morceau pour montrer la finesse d’analyse morale que M. Donnay a su joindre à la sûreté de l’analyse dramatique. Pour parler de Molière convenablement, il a pensé qu’il en fallait parler avec bon sens, ce qui n’empêche pas d’ailleurs d’en parler avec esprit. Voici la conclusion de ce portrait de Don Juan : « Débarrassé de la légende, de la tradition, du romantisme, de la littérature, qu’est-ce que Don Juan ? Il n’y a plus que les écoliers pour fixer sur lui leurs yeux ardens. Cet orgueilleux, cet égoïste forcené, cet individualiste exaspéré, ce jouisseur effréné, ce méchant passionné, il a beau se réclamer de Nietzsche, qu’il n’a pas compris d’ailleurs, le voilà qui entre dans le domaine de la pathologie : c’est le marquis de Priola, c’est un candidat à la paralysie générale. » L’idole est découronnée : puisse-t-elle rester sous le coup de cette exécution !

Pour retrouver la véritable pensée de Molière, le plus simple et le plus sûr est, en tout état de cause, de s’en rapporter au dessein qu’il a lui-même avoué. Que n’a-t-on pas cru voir dans Tartuffe et quelles visées lointaines n’a-t-on pas prêtées à Molière et quelles mystérieuses arrière-pensées ? Si pourtant cette pièce dont le héros est un hypocrite n’était dirigée que contre l’hypocrisie, et si cette comédie de l’Imposteur ne s’attaquait qu’à l’imposture ! Aux époques différentes, hypocrisie et imposture opèrent sur des terrains différens, exploitent des domaines qui changent suivant que les influences dominantes se déplacent. Au XVIIe siècle, l’Église occupe dans l’État une place prépondérante ; sa domination pèse fortement sur la politique, la société