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26 REVUE DES DEUX MONDES. L’Impératrice, interrompant . — Les morts m’attendent... Je suis des leurs, maintenant... J’entends leurs voix qui me pressent de venir... L’Empereur. — Je voudrais vous dire en peu de mots... Je vous sens déjà partie, déjà glacée... Je me hâte et je me perds... Il me semble que je parle à la pierre dune tombe... Des puis- sances, vous et moi, disais-je, oh ! oui, de grandes puissances !... Deux lignées rivales d’empereurs fabuleux, de héros déifiés, qui allaient s’étiolant depuis des siècles, sous l’oppression des rites et des formules, dans des prisons trop magnifiques ; deux dynasties qui semblaient vouées à la durée poussiéreuse des momies, ont par miracle abouti à vous et à moi, qui sommes vivans et jeunes; de notre union pourrait surgir une Chine nouvelle, qui serait vivante aussi et dominerait le monde ; ensemble nous accomplirions cette tâche sainte, pour le bonheur de nos peuples et la gloire éternelle de nos deux noms unis... Mais sans vous, non, je ne puis plus rien, je retombe dans l’isolement doré, l’oisiveté maladive, les fumeries endormeuses... Si vous saviez ce qu’a été mon enfance, enfermée, solitaire, au fond d’un appartement d’ébène noire!... Dans l’obscurité de ce palais, j’ai ébauché, comme un enfant qui rêve, ce projet de m’unir à vous, dont mon imagination était hantée... et votre fils eût été mon fils... C’est comme un enfant encore que je suis parti pour cette aventure, d’aller vous voir dans votre palais de Nang-King. Et je vous ai vue, et ma volonté d’homme, qui flottait encore dans les songes, s’est concentrée soudain vers le but précis et unique... Oh! tant d’obstacles j^ai déjà surmontés!... D’abord m’échapper de vos palais ; rentrer sans encombre ici, entre ces terribles murs de la Ville Jaune,... et puis arracher le pouvoir aux mains des sombres malfaiteurs, qui avaient été longuement les tortionnaires de ma jeune volonté et de ma raison... La guerre déjà battait son plein, les haines déchaînées, l’oileur de sang dans l’air. Chinois et Tartares hurlaient comme des fauves... Tout cela, vous le savez bien, je ne pouvais plus l’arrêter... L’Impératrice. — Je le sais. L’Empereur. — Que j’aie fait tout au monde pour sauver votre fils, le croyez- vous ? L’Impératrice. — Maintenant, je le crois. L’Empereur. — Si je dis ces choses, c’est pour qu’au moins vous ne me haïssiez pas.