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et la moins aimée » des quatre filles, comme lui nature exaltée, tendre et maladive, enfin vagabondant sur la plage, « compagnon des vents et flots, » et là, s’emplissant l’âme et les yeux de toutes les impressions, de tous les rêves qui peuvent solliciter l’imagination d’un enfant de Saint-Malo.

Cependant, de temps à autre, cette vie abandonnée et triste d’enfant rudoyé, sauvage et fier s’éclairait de joies d’autant plus profondes qu’elles étaient plus rares, et qu’elles tombaient dans un terrain mieux préparé, sur une sensibilité plus repliée et plus vive. « Cette petite ville de Saint-Malo, remplie de hardis navigateurs et d’hommes habitués aux périls, se distinguait par sa piété. » Les grandes fêtes de l’année y revêtaient un caractère à la fois religieux, familial et presque patriotique, bien propre à frapper une âme d’enfant. « Noël, le premier jour de l’an, les Rois, Pâques, la Pentecôte, la Saint-Jean, grâce à la religion, étaient pour moi des jours de bonheur. Il n’y a que la Saint-François qu’on ne chômait point. » Outre la cathédrale « grande, sombre et religieuse, » de nombreuses chapelles étaient ouvertes aux fidèles. Dans ces jours de fête, on y conduisait l’enfant avec ses sœurs. Il en revenait l’âme toute pleine de visions, d’émotions et de souvenirs.


Lorsque dans l’hiver, à l’heure du salut, la basilique était remplie d’une foule immense, que les autels étaient illuminés de toutes parts, qu’on voyait de vieux matelots à genoux, de jeunes femmes et des enfans tenant de petites bougies pour éclairer leur livre de prières, que la multitude, au moment de la bénédiction, chantait en chœur le Tantum ergo, que, dans l’intervalle des chants, on entendait le vent de la mer et les tempêtes de Noël qui ébranlaient les vitraux de l’église, j’éprouvais, tout enfant que j’étais, un sentiment extraordinaire de religion. Je n’avais pas besoin que la Villeneuve me dît de joindre mes deux mains pour prier Dieu par tous les noms que ma mère m’avait appris. Ce que je ne vois aujourd’hui que par les yeux de la foi, je le voyais comme en réalité, Dieu descendant sur l’autel au son de la cloche sacrée, les cieux ouverts, les anges offrant notre encens et nos vœux à l’Éternel. Je courbais mon front…


Il fallait citer cette page déchirée du manuscrit des Mémoires d’Outre-Tombe[1] : elle éclaire toute l’évolution religieuse de l’auteur du Génie du Christianisme. Plus tard, quand il conçut l’idée de son grand ouvrage ; ce sont tous ces pieux souvenirs

  1. Je donne ici, d’après un fragment autographe, le texte probablement primitif et, en tout cas, antérieur à celui du Manuscrit de 1826 (p. 33-34). Voyez, à cet égard, notre Chateaubriand, études littéraires. Hachette, 1904, p. 57-82.