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avait tant parlé : il paraît l’avoir peu goûté. A Cambrai, il s’initie avec plaisir et avec succès à sa nouvelle vie de soldat, relisant le Télémaque auprès du tombeau de Fénelon, quand la mort subite de son père, survenue le 6 septembre 1786, le rappelle brusquement à Combourg. Il pleura avec sincérité ce père peu tendre ; mais tout heureux de revoir « les landes de sa Bretagne, » il s’attarde avec délices, une fois les partages faits, dans les châteaux de ses sœurs. Il s’y serait peut-être attardé longtemps sans une lettre de son frère qui, désireux de « préparer les voies à sa propre élévation, » le mande sur-le-champ à Paris : on lui a obtenu le titre de capitaine de cavalerie, on l’agrégera à l’ordre de Malte, le maréchal de Duras va le présenter à la Cour : la fortune s’offre à lui, brillante peut-être, inespérée. Il accepte à contre-cœur de la suivre. A Versailles, les 17 et 19 février 1787, ses heureuses aventures de débutant, bien loin de lui servir d’encouragement, le dégoûtent à tout jamais du métier de courtisan ; et, après un nouveau séjour à Paris, où, le travail et le théâtre aidant, peu à peu il s’apprivoise[1], il retourne en Bretagne, puis tient garnison à Dieppe et revient enfin passer quelque temps à Fougères. Cependant, à voir tant de milieux différens, ses idées et ses goûts se modifient ; il se sent de moins en moins fait pour la vie et les distractions provinciales ; et, en 1787 ou 1788, une occasion se présentant d’accompagner ses sœurs à Paris, il les suit.

C’était un curieux spectacle que celui qu’offrait le Paris d’alors. On connaît le mot si souvent cité de Talleyrand à Guizot : « Qui n’a pas vécu dans les années voisines de 1789 ne sait pas ce que c’est que le plaisir de vivre. » Jamais en effet société plus brillante n’avait couru plus joyeusement à sa ruine. L’habile diplomatie de Vergennes, l’heureuse intervention de nos armes dans la guerre d’Amérique, avaient rendu à la France presque tout son ancien prestige. Les difficultés intérieures, les mauvaises récoltes, l’augmentation de la misère, le progrès des idées révolutionnaires, les mille symptômes précurseurs d’une grande crise qu’il nous est si facile de relever

  1. « C’était à peu près Chactas à l’Opéra, écrit M. Faguet, et ce sont bien ses premières impressions de sauvage à Paris que nous retrouvons dans les Natchez. » — Rien n’est plus exact. Et il faut dire aussi que, dans le récit d’Eudore, Chateaubriand a très habilement transposé d’autres impressions de sa vie parisienne (Cf. Martyrs, éd. originale, t. I, notamment p. 112-115, 129, 146, 151-153).