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sang versé l’indigna. Spectateur impartial et curieux des premières journées révolutionnaires, un peu isolé dans son monde, en proie à des embarras d’argent et essayant, pour en sortir, du métier imprévu de commis voyageur en bas[1], n’étant plus lié par son devoir militaire, puisque son régiment s’était révolté et était dissous, sentant vaguement d’ailleurs que son heure n’était pas venue, il eut l’idée de passer aux Etats-Unis. Soit qu’il songeât sérieusement à découvrir un passage au Nord-Ouest de l’Amérique, soit que, tout simplement, il désirât voir de ses yeux quelques-uns des pays que la guerre de l’Indépendance et l’exotisme à la mode avaient rendus populaires, et qu’il se proposât surtout, comme plus tard pour les Martyrs, d’« aller chercher des images et de la gloire pour se faire aimer, » il alla embrasser sa mère à Saint-Malo, et s’embarqua sur le Saint-Pierre, le 8 avril 1791.


VIII

Durant ces cinq années, il semble à première vue que la vie de Chateaubriand ait été celle de ces officiers galans et poètes, comme le XVIIIe siècle en vit un assez grand nombre. Certains aveux des Mémoires, les petits vers qu’il inséra en 1790 dans l’Almanach des Muses, les deux premières lettres que nous ayons de lui, nous font songer à Gentil-Bernard, à Bertin, à Parny, comme à son groupe naturel. En effet, c’est bien parmi les « petits poètes » de la fin du XVIIIe siècle que Chateaubriand débuta : leurs œuvres « firent les délices de sa jeunesse, » et ce sont eux qui l’ont initié à la vie littéraire. Ginguené et Parny, Flins des Oliviers et Fontanes, Le Brun et La Harpe, voilà ses principales relations d’alors. Il ne connut personnellement, de son propre aveu, ni Marmontel, ni Rulhière, ni Palissot, ni Beaumarchais, ni Delille, ni les Chénier, et l’on peut conjecturer qu’il ne connut pas davantage Bernardin ou Ducis, Condorcet, Rivarol ou Volnoy. Au total, il vit de près quelques-uns des plus distingués représentans de la littérature contemporaine, et si l’on en juge, non d’après la verve caricaturale des Mémoires, mais d’après l’Essai sur les Révolutions, ce qu’il éprouva

  1. Voyez à cet égard la très curieuse publication récente du marquis de Granges de Surgères, Une gerbe de lettres inédites de Chateaubriand. Paris, Henri Leclerc, 1911.