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tout d’abord à leur égard, ce fut quelque chose comme une respectueuse admiration. « Lorsque j’ai vécu parmi eux, écrira-t-il dans l’Essai, je n’ai pu m’associer à leur gloire ; je n’ai partagé que leur indulgence[1]. » Nul doute qu’avec cette promptitude d’admiration qui caractérise la jeunesse, il n’ait bien vite adopté la plupart de leurs goûts, de leurs idées, de leurs préjugés même philosophiques et littéraires. Nous nous en apercevrons de reste.

Avec la société des gens de lettres, Chateaubriand fréquentait aussi celle que voyait son frère aîné : celui-ci avait épousé la petite-fille de Malesherbes. L’ancien directeur de la librairie prit en affection le « chevalier. » Comme lui, il éprouvait une vive sympathie pour les idées nouvelles ; il partagea ses premières illusions sur les débuts de la Révolution ; il encouragea ses projets de voyage ; surtout il lui parlait de Rousseau, qu’il avait connu et aimé, « avec une émotion que le jeune homme ne partageait que trop : » c’est à lui que « le monde devait » l’ « immortel Emile ; » et c’était assez pour que le jeune enthousiaste de Jean-Jacques reportât sur le vieillard la profonde tendresse qu’il éprouvait pour son dieu.

Car Rousseau est alors, manifestement, la grande influence que subit Chateaubriand, avec toute sa génération d’ailleurs. Il suffit de voir en quels termes il parle encore de lui, six ans plus tard, dans l’Essai, pour deviner que, même s’il l’avait découvert avant de partir pour Paris, c’est alors surtout qu’il dut s’en nourrir avec passion. Aussi bien, c’est en 1789 que paraissent les six derniers livres des Confessions, et en 1790 les Dialogues : cette sensibilité exaspérée et maladive, ces accens d’éloquence, cet amour ardent de la nature, cette langue de poète en prose, tout dans cette œuvre était pour ravir le futur auteur de René : il dut prendre conscience de lui-même en lisant Rousseau.

Mais il ne s’en tient pas au seul Jean-Jacques. M. Faguet nous le représente « très ignorant à vingt ans, » et mettant à profit ses loisirs pour « faire ses études. » De cette ignorance je suis moins sûr que M. Faguet : il faut, je crois, se défier de la prétendue paresse des poètes : leurs heures de rêverie sont

  1. Essai, éd. Garnier, p. 341. — Cf. p. 541, la note de l’Exemplaire confidentiel : « Je me dis et me dirai toujours : Que penseront La Harpe, Fontanes, Bernardin de Saint-Pierre ? C’est le seul moyen de faire quelque chose de passable. »