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l’un et l’autre. Il lui procura aussi, pour lui faire gagner quelque argent, des traductions du latin et de l’anglais[1] : Chateaubriand y travaillait le jour, et la nuit à son Essai : il était capable d’écrire douze à quinze heures par jour. De temps en temps, des courses rêveuses à travers Londres ou aux environs, ses maigres repas avec Hingant, qui composait des romans, étaient son unique distraction. L’hiver cependant était venu, et avec lui, car les traductions n’arrivaient plus, les privations, le froid et la faim. Il faut relire ici dans les Mémoires le navrant récit de cette misère. Cinq jours durant, les deux amis vécurent d’un peu d’eau chaude et de miettes de sucre. « Par une rude soirée d’hiver, je restai deux heures planté devant un magasin de fruits secs et de viandes fumées, avalant des yeux tout ce que je voyais. » Hingant tenta de se suicider. Enfin, des secours leur vinrent, mais à peine suffisans pour les empêcher de mourir de faim. Heureusement, Peltier reparut : on demandait, paraît-il, un émigré pour déchiffrer des manuscrits français du XIIe siècle : Chateaubriand partit pour Beccles et pour Bungay, sous le nom de M. de Combourg. Y déchiffra-t-il réellement les vieux manuscrits dont il nous parle ? Ce qui est plus sûr encore, bien qu’il ne nous en ait rien dit dans les Mémoires, c’est qu’il y donna des leçons de français. C’est là aussi qu’il apprit par les journaux la mort de Malesherbes, celle de sa belle-sœur et de son frère ; sa mère, sa femme et ses deux sœurs avaient été jetées en prison à Rennes ou à Paris et étaient menacées de mort à cause de sa propre émigration. Et c’est à Bungay enfin que, nouveau Saint-Preux, et moins oublieux de la Nouvelle Héloïse que de Mme de Chateaubriand, il ébaucha, aux côtés de la charmante Charlotte Ives, ce début de roman qu’il devait si joliment nous conter plus tard, et qui a

  1. Il serait intéressant de savoir exactement lesquelles : je n’ai pu les découvrir. Cependant Chateaubriand nous dit lui-même (Œuvres complètes, éd. Ladvocat, t. XXII, Préface des Mélanges et Poésies, p. iij) qu’en 1793, « grand partisan du Barde écossais, » il avait traduit presque toutes « les productions ossianiques » de John Smith : il a reproduit dans ce même volume trois de ces poèmes. D’autre part, à la fin de son Essai sur la littérature anglaise, il écrit : « Lorsque, au commencement de ma vie, l’Angleterre m’offrit un refuge, je traduisis quelques vers de Milton pour subvenir aux besoins de l’exil. » Dans une excellente étude sur les Origines littéraires d’Alfred de Vigny (Revue d’histoire littéraire de la France, juillet-septembre 1903), M. Ernest Dupuy a conjecturé fort ingénieusement que certains développemens du Paradis reconquis auraient suggéré à Chateaubriand « les traits essentiels » du Génie du Christianisme. Ses traductions de Milton n’auraient donc pas été inutiles au grand écrivain.