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confondre les diverses époques de la pensée de Chateaubriand.

Ouvrons les Mémoires : ils nous suffisent pour nous faire soupçonner dans le soldat poète de l’armée de Condé un observateur attentif et curieux des choses et des cérémonies religieuses. A Tournay, il s’empresse d’aller visiter la cathédrale. Au siège de Thionville, il remarque les pratiques pieuses des paysans et la touchante figure d’un curé aveugle qui « avait perdu la vue dans les bonnes œuvres comme un grenadier sur le champ de bataille. » Il retrouve le cousin Moreau, et note qu’« il portait un chapelet. » Enfin quand, blessé, malade, ne pouvant plus marcher, il s’étend dans un fossé « pour ne se réveiller jamais, » pensait-il, « je m’évanouis, ajoute-t-il, dans un sentiment de religion. » Nous n’avons aucune raison pour ne pas l’en croire sur parole.


Ainsi donc, il n’est certes pas chrétien, le jeune émigré de vingt-cinq ans qui, après une longue maladie, quitte Jersey pour l’Angleterre. Et même, si, dans son for intime, il a été un défenseur très peu convaincu de la cause du « trône et de l’autel, » c’est sans doute parce que, sous l’influence des philosophes, il ne la sent pas vraiment sienne. Mais c’est une âme passionnée, inquiète, — et inquiète des choses religieuses, — une âme prompte aux grands sentimens vagues, éprise d’art, de noblesse et de beauté. Enfin, c’est un homme qui a souffert, vraiment souffert, et qui même, à plusieurs reprises, a vu la mort de très près. Il lui reste à éprouver encore les misères de l’exil et les douleurs des séparations éternelles.


V

Sur le bateau qui le conduisait à Southampton, Chateaubriand avait rencontré un compatriote érudit et lettré, M. Hingant, qui devint à Londres son compagnon d’exil et d’infortune. Repris par son mal, crachant le sang, condamné par les médecins à une mort prochaine, obligé de travailler pour vivre, René eut l’idée d’écrire sur les Révolutions comparées. Mais il fallait un éditeur et un libraire : un journaliste, homme à ressources, Breton lui-même, Peltier, l’une des plus curieuses figures de ce monde de l’émigration, se chargea de lui trouver