Page:Revue des Deux Mondes - 1911 - tome 3.djvu/938

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que son égoïsme dépasse un peu le niveau moyen de l’égoïsme masculin.

Une femme mariée à un tel homme ne peut que graviter dans son orbite. C’est un satellite. Elle n’a pas d’existence propre. Henriette Ducrest n’ignore aucune des trahisons de son mari, et, par exemple, que sa rivale est, pour le moment, une belle madame Savreuse, divorcée, avec laquelle Ducrest projette une fugue en Italie. Elle se résigne, reçoit Mme Savreuse comme elle a reçu les autres, comme elle reçoit celles qui aspirent à la succession de la titulaire actuelle et dès maintenant prennent date. Elle subit, mais elle souffre. La tristesse se lit sur son visage, comme l’effacement de son maintien, l’inélégance de sa mise et un certain air absent traduisent chez elle le parti pris du renoncement.

Le monde se range du côté des vainqueurs et la vie est impitoyable aux faibles : l’opinion se prononce contre Mme Ducrest. On prend parti contre elle, chez elle. Une telle femme à un tel homme ! C’est lui qu’on plaint. Le puzzle diffère du bridge en ceci qu’il permet la conversation : invités et invitées déchirent à belles dents la pauvre Henriette, lorsque soudain, de derrière un bureau où on ne l’avait pas aperçu, se dresse le secrétaire de Ducrest, le jeune Amédée Laveline, qui prend avec une vivacité signilicative la défense de la « patronne. » Un peu plus tard, dans le salon déserté, Amédée mettra Henriette au courant de la sortie par laquelle il l’a si imprudemment compromise, glissera peu à peu à l’aveu de son amour, et conclura que sa présence étant désormais impossible dans la maison, il va quitter Ducrest. Henriette le raisonne doucement, maternellement. A quoi bon ce coup de tête et ce départ romanesque ? Qu’il se calme, qu’il oublie, et qu’il reste ! Une partie de l’entretien a lieu par téléphone, comme c’est maintenant l’usage dans les pièces, images de la vie.

Cette exposition est aisée, avec de jolis coins d’observation mondaine. Un mari coureur, une honnête femme, un petit amoureux : nous prévoyons la suite. L’honnête femme n’abandonnera pas même le bout de ses doigts au petit amoureux, puisqu’elle est une honnête femme. Mais le mari apprendra l’équipée de son jeune secrétaire et la belle défense de sa femme. Il sera touché, pris de repentir ; il se corrigera ; et il y aura de beaux jours pour ce ménage restauré. Ce ne sera pas très vrai, mais ce sera bien théâtre. Ou encore Henriette sentira ce qu’il y a de jeune, d’ardent, de sincère dans cet amour qui vient à elle. Mais elle sacrifiera à son devoir cette possibilité de bonheur, sans d’ailleurs que son mari lui en sache aucun gré. Son