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Page:Revue des Deux Mondes - 1911 - tome 4.djvu/209

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familles, pour la construction hâtive de leur abri, puis pour la conservation de leur conquête, ils firent preuve de cet héroïsme dont les collectivités ouvrières sont, plus que d’autres, susceptibles. Ils s’improvisèrent terrassiers et maçons, les « angles » étant faits par des « professionnels ; » et la verrerie une fois en train, ils travaillèrent avec des salaires réduits de moitié ; malgré cela, jamais sûrs du lendemain.

La production et la vente sont maintenant régulières. Répartis en trois équipes, les 400 ouvriers travaillent d’une façon ininterrompue, assez bien disciplinés. J’ai vu évoluer sur chaque « plate-forme, » devant la gueule enflammée des fours, le groupe traditionnel de la verrerie moderne. En face de l’usine, dont les toits sombres, rayés de lanterneaux vitrés, semblent s’abaisser jusqu’au sol, s’étendent les appentis noirâtres, lavés par les pluies, où sont entassées des centaines de milliers de bouteilles. C’est partout le spectacle du travail, dans sa période de régime, avec ses locaux animés, son personnel repris par les anciennes habitudes, l’étalage de sa production normale. Le citoyen Charpentier, directeur depuis l’origine (1895), a la physionomie placide du bon employé, sûr de terminer sa carrière dans une maison solide : avec son logis modeste, guère plus grand que celui d’un concierge, ses 330 francs par mois, cet ancien verrier est content de son sort. Il se remémore sans amertume le passé aventureux de la verrerie, juge sans acrimonie ses « adversaires de classe » et parle de son rôle sans jactance.

— Voulez-vous voir, me dit-il, la « salle des syndicats ? » Il y a quelque chose d’intéressant.

Nous allons ; et dès l’entrée, au fond de la salle vide, à côté d’un vaste drapeau rouge frangé d’or, une toile de grande allure, en triptyque, attire violemment les regards. Elle fait face à l’assistance, comme le « Jeu de Paume » des assemblées parlementaires. Au-dessus du triptyque, cette légende inscrite : Par la violence, Par la pensée, Par l’amour, résument les trois phases de l’évolution sociale. À gauche, dans le chaos ténébreux d’une mêlée finissante, Jacques Bonhomme, l’éternel vaincu, appuyé sur sa faux, désespéré et farouche. Au centre, le même personnage, au sommet d’une sorte de colline sacrée, domine du regard les deux champs d’action du prolétariat : dans le passé, la violence ; dans l’avenir, l’amour. Sa figure douloureuse est crispée dans une méditation aiguë ; on y lit un regret