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une belle place, des Lamartine, des Hugo et des Musset. Coppée, son théâtre à part, où il est brillant élève de Hugo, se mêle à un groupe qui pourrait être composé de Sainte-Beuve, de Musset, de Louis Bouilhet et de Laprade[1]. La réaction n’est pas en eux ; ils sont poètes traditionnistes, ce qui n’a jamais empêché d’être très beau et très touchant et même très profond poète.

Baudelaire a été rattaché, parfois avec une autorité qui fait réfléchir, à Théophile Gautier, en considération de son goût pour choquer le bourgeois. Ce goût est si vif chez Baudelaire et vraiment si faible chez Gautier, — en ce sens que Gautier se soucie beaucoup moins d’ahurir le bourgeois que de l’ignorer, — que je ne me crois pas autorisé à jeter même un lien léger entre Gautier et Baudelaire. Tout au plus je remarque que l’idée de la mort est l’idée centrale de Baudelaire et que cette idée a assez longtemps préoccupé Théophile Gautier ; mais qui n’a-t-elle pas préoccupé depuis les Nuits d’Young jusqu’en 1880 ? Le XIXe siècle poétique est un cimetière. La mort inspire à Lamartine une mélancolie voluptueuse ; à Hugo, à Gautier, une véritable douleur physique, un frisson de la chair, comme à Villon ; à Leconte de Liste, une sorte d’amour passionné, comme à Schopenhauer, — oh ! cela est tout littéraire ; cela n’empêche pas de ne mourir qu’à soixante-dix ans ; — à Baudelaire enfin, un amour triste, une delectatio morosa, quelque chose de comparable à ce qu’on éprouve pour une femme dont on dit, la première fois qu’on la rencontre : « Voilà celle qui va me faire souffrir. » Mais il n’y a pas là de quoi voir entre Baudelaire et Gautier grande ressemblance. Baudelaire est un grand solitaire. S’il a subi des influences, elles lui sont venues plutôt de l’étranger que de chez nous. Si je voulais, comme à toute force, rattacher Baudelaire à quelque Français venu avant lui, ce serait au Sainte-Beuve de Joseph Delorme et de Volupté que je le relierais, peut-être un peu péniblement ; mais enfin que Baudelaire ait été tout droit et presque tout d’abord à Sainte-Beuve et que Sainte-Beuve l’ait aimé et que Baudelaire ait rappelé à Sainte-Beuve sa jeunesse, ce sont de petits faits bien exacts, qui ne sont peut-être pas sans signification, pourvu qu’on n’en veuille pas tirer plus qu’ils ne

  1. Je ferais remarquer seulement en note, et je voudrais que ce fut en très petits caractères, que le vers à la Sainte-Beuve, le vers humble et volontairement prosaïque sur des sujets familiers a été pratiqué par Gautier jeune. Mais cela ne compte point ; ce sont de ces choses, comme a dit Hugo, que l’on fait avant sa naissance.