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Page:Revue des Deux Mondes - 1911 - tome 4.djvu/353

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Marbot, qui fut son aide de camp, raconte que Lannes, désireux de donner au corps d’élite qu’il commandait la tenue la plus brillante, s’était laissé aller à commander aux fournisseurs des draps d’un prix supérieur à celui que les règlemens autorisaient. Quoi qu’il en soit, il se trouvait à découvert de trois cents, d’autres ont dit de quatre cent mille francs. D’après une tradition, il aurait été autorisé verbalement par le Premier Consul à engager ces dépenses ; puis Bonaparte, mécontent des propos qui se tenaient aux dîners du général, aurait retiré son approbation. En tout cas, voulant sans doute prouver que son respect de la régularité dominait ses amitiés, même les plus intimes, il décida que Lannes reverserait cette somme au Trésor dans un délai de trois semaines, faute de quoi, il serait traduit devant un conseil de guerre.

Il est plus que probable que jamais le Premier Consul n’aurait mis à exécution pareille mesure de rigueur envers le plus éminent de ses lieutenans, le plus dévoué de ses amis. Heureusement pour Lannes, Augereau, avec qui il était lié par une vive affection et qui possédait une belle fortune, s’empressa de lui prêter la somme nécessaire. Mais Lannes ne pouvait rester à la tête de la Garde consulaire après un tel incident. En le nommant ministre à Lisbonne, le Premier Consul trouvait le moyen et de lui faciliter par des fonctions bien payées le remboursement du prêt consenti par Augereau et de l’éloigner de France où une aigreur bien naturelle aurait pu l’incliner vers les partis d’opposition. Le 23 brumaire an X (14 novembre 1801), un arrêté de Bonaparte nommait Lannes ministre plénipotentiaire et envoyé extraordinaire à Lisbonne, avec un traitement de 80 000 francs par an ; somme considérable pour l’époque, puisqu’elle représenterait aujourd’hui plus du double de cette valeur, et que le représentant de la France en Portugal ne touche actuellement que 60 000 francs. De plus, pour ne pas nommer de successeur à Lannes, ce qui aurait donné à son départ une apparence de disgrâce, l’organisation de la Garde consulaire était changée ; au lieu d’un seul commandant, elle en recevait deux.

Si frotté de miel que fût le bord de la coupe, Lannes n’en répugnait pas moins à la vider. Il avait été profondément blessé de la manière dont l’avait traité celui qu’il avait couvert de son corps au pont d’Arcole, où il était accouru, à peine pansé d’une blessure reçue la veille, pour en recevoir trois