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Page:Revue des Deux Mondes - 1911 - tome 4.djvu/543

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semblent prêts à profiter de l’obscurité naissante pour tenter une fructueuse opération contre le convoi. Comme par enchantement, la vigueur renaît dans les jambes lassées. Les traînards, dans leur crainte d’être abandonnés sur la route, exposés aux fantaisies cruelles des Marocains, accélèrent l’allure et viennent grossir l’effectif de la compagnie d’arrière-garde qu’ils ne peuvent dépasser. Ils ne sentent plus le poids du sac et des cartouches, les ampoules aux pieds, le sable du sommeil dans les yeux, les tiraillemens de la faim. Les spahis, joyeux de voir l’ennemi, s’égaillent en fourrageurs et se dirigent à travers la plaine nue sur les cavaliers zemmours qui esquissent une fantasia, font tourner leurs chevaux en cercle et lâchent au hasard des coups de fusil inoffensifs. La compagnie d’arrière-garde s’attarderait volontiers à contempler ce spectacle improvisé ; les hommes échangent leurs impressions avec une volubilité nerveuse qui, chez quelques-uns, doit masquer une craintive appréhension. Mais l’ennemi se rapproche, sans offrir cependant un but qui justifie une riposte de nos fantassins ; seuls, quelques spahis s’arrêtent et font le combat à pied, sans doute pour essayer leurs carabines. Un Marocain tombe ; on aperçoit ses compagnons qui le relèvent et l’emportent dans la forêt.

Grâce à l’excitation causée par cet intermède, les derniers kilomètres s’achèvent assez aisément. Nul n’osait plus rester en arrière, et les plus éclopés étaient devenus les plus légers. Il faisait nuit noire, car le premier quartier de lune avait depuis longtemps disparu quand la colonne arriva devant les marais profonds qui protègent les abords de Lalla Ito. En plein jour, le passage était scabreux ; dans les ténèbres, avec des attelages, des chameaux, des hommes épuisés, il aurait pu se changer en désastre si les Zemmours s’étaient montrés plus audacieux. Affalées dans l’herbe humide, les unités attendaient leur tour sans se plaindre, car l’intensité de la fatigue étouffait les velléités de récriminations. Des arrabas, des canons, des caissons, des voitures d’ambulance s’écartent du gué, s’enlizent dans la vase, renversent leurs chargemens ; les conducteurs crient, les chameliers tempêtent ; dans l’eau jusqu’aux épaules, artilleurs, fantassins, redressent les véhicules, poussent aux roues, stimulés par les brefs encouragemens des chefs. À onze heures, les dernières troupes s’installaient enfin sur leurs emplacemens de bivouac ; et, sans force pour préparer un repas sommaire, la plupart