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Page:Revue des Deux Mondes - 1911 - tome 4.djvu/588

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la morale du Décalogue et de l’Évangile.. Cette morale, grâce aux premiers Pères et surtout à saint Ambroise[1], s’assimila tout le meilleur de la sagesse hellénique, de la sagesse romaine. Jusqu’à la Renaissance et à la Réforme, elle règne sur les âmes[2]. La Réforme n’y change rien d’essentiel. Seuls, les humanistes retrouvent dans les vieux auteurs le virus païen dont les avait purgés saint Ambroise ; les poètes grecs et romains célèbrent tout ce que le christianisme condamne comme concupiscence de la chair et concupiscence des yeux ; tout l’enseignement philosophique des anciens n’est guère qu’un hymne à la superbe de la vie. Et l’humilité, la mortification, la continence, les vertus cardinales du christianisme sont contestées par les humanistes italiens, même quelque peu raillées. Les prédicateurs de la Réforme et plus tard les jansénistes reprocheront aux catholiques et aux jésuites d’abandonner au profit des infiltrations païennes les plus rigoureuses traditions chrétiennes. À peu près en même temps, au milieu du XVIIe siècle et sous la protection de Louis XIV, Molière montre sous un jour ridicule toutes les prétentions de l’homme à pratiquer une morale qui contrarie ou dépasse sa nature.

Baruch Spinoza[3] enfin se donna pour tâche dans son Éthique de démontrer avec force l’inanité des vertus chrétiennes. En face de l’ascétisme d’un abbé de Rancé, il affirma une morale de la joie. L’auteur de l’Imitation avait dit après Sénèque : « La vie doit être une méditation de la mort. » — « Non, réplique Spinoza, la vie doit être une méditation de la vie. » Et, en même temps qu’il dissout tout l’esprit de la morale chrétienne, il en détruit aussi les principes. Car la morale chrétienne comme la morale juive dont elle est issue se propose aux hommes comme une loi établie par Dieu. Le Décalogue, l’Evangile, littéralement, sont tombés du ciel. Comme disent aujourd’hui nos philosophes, ils tirent leur origine d’une source transcendante. Au contraire, pour Spinoza, c’est dans l’analyse de sa propre nature que l’homme découvre ses lois. Chacun de nous

  1. Voyez le beau livre de M. Thamin, Saint Ambroise et la morale chrétienne, gr. in-8, Paris, Masson, 1895.
  2. Les Albigeois eurent cependant une morale assez différente de la morale chrétienne.
  3. La philosophie morale de Spinoza a été très bien exposée par M. Delbos, le Problème moral dans la philosophie de Spinoza, in-8, Paris, Alcan, 1895.