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qui se seraient introduits du dehors dans la morale. Il faisait remarquer combien il était invraisemblable que des hommes, tels que les Platon, les Aristote, les Chrysippe, les Epicure n’eussent pas su découvrir des notions si simples. Et d’autre part, il établissait que l’histoire nous fait assister à l’origine de ces notions. Elles nous viennent de la Bible, de la religion, de l’idée d’un Dieu souverain, législateur, vis-à-vis duquel ses sujets, les hommes, ont contracté des obligations et qui les récompense ou les punit selon qu’ils auront obéi ou désobéi.

La Critique de la raison pratique n’est qu’une suite du Décalogue. Au lieu de descendre d’un Sinaï divinement habité, le Devoir chez Kant descend d’un Sinaï vide, mais qui n’est ni moins mystérieux ni moins absolu. Le Devoir parle à Kant comme Dieu parlait à Moïse avec une autorité supérieure à tout examen, à toute critique, à toute justification raisonnée : c’est le commandement d’un monarque oriental. Mais si des chrétiens peuvent accepter de tels ordres de la bouche de leur Dieu, comment des philosophes habitués à tout examiner, à tout critiquer, consentiront-ils ainsi à se courber sans plus d’examen devant une sommation de la conscience qui, tout impérieuse qu’elle soit, peut n’être que le cri d’un instinct aveugle, et donc sujet à caution, ou la survivance non moins aveugle, non moins sujette à caution, des servitudes héréditaires ? Pourquoi le Devoir, seul de toutes les notions humaines, serait-il dispensé de se justifier, d’exposer ses titres, avant de s’imposer à la volonté ? C’est l’éducation piétiste de Kant, c’est la formation héréditaire de sa conscience morale qui lui a fait conférer au Devoir un si exorbitant privilège. Le spiritualisme, le christianisme ancestraux lui ont imposé leur dogmatisme moral. Le devoir de l’homme, la loi qui régit ses actions morales ne peut être plus absolue que l’homme lui-même. Loin d’être la valeur suprême, le Devoir tire toute sa valeur des actes qu’il ordonne et par conséquent n’est ni inconditionné ni absolu. Il peut et il doit se justifier. Mais reconnaître ces vérités, qu’est-ce autre chose que revenir à la doctrine du souverain bien, qui fut la doctrine commune de tous les moralistes antiques, d’Aristote aussi bien que de Socrate, et des Epicuriens aussi bien que des Stoïciens ?

D’autre part : « Il n’est pas exagéré de dire, écrit M.