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vivent conformément aux mœurs communes, on range au nombre des immoraux quiconque leur rompt en visière. Etre moral, c’est être conforme à ses compagnons de vie ; être immoral, c’est se conduire tout autrement qu’eux. Déjà Herbert Spencer avait défini de cette façon la moralité. Considérer la morale comme un fait sociologique c’est s’obliger à dire, comme. MM. Durkheim et Lévy-Brühl : Socrate fut un criminel authentique aux yeux des Athéniens. Quiconque a rompu par ses actes, par ses prédications, l’unanimité ou la quasi-unanimité morale existante a dû être à bon droit regardé comme un criminel, et s’il a été supplicié, son supplice a été juste.

Nous touchons évidemment là au point faible de toute morale qui voudra chercher dans la science des mœurs ses principes et ses règles. S’il n’y a dans la morale rien qui soit en dehors de la réalité morale, en dehors des mœurs, si le moral c’est ce qui se dit et ce qui se fait, l’immoral ce qui ne se dit ni se fait, il faudra d’abord déterminer dans ce qui est dit et dans ce qui est fait, ce qui se dit et se fait communément, tout ce qui constitue une conformité morale et le distinguer de tout ce qui est accidentel ou exceptionnel. Tout ce qui sera conforme au dire ou au faire communs sera acceptable et parfois louable, tout ce qui sera exceptionnel sera blâmable. Et toute invention, si belle, si noble qu’elle puisse être, se trouvera par là même criminelle.

Guyau avait déjà fait cette objection à Spencer et M. Fouillée l’avait reprise : — D’un côté, votre doctrine qui ne veut considérer la morale que par rapport aux actes sociaux ne peut que condamner comme criminelle toute invention, toute innovation morale ; d’un autre côté, cette même doctrine proclamant que l’évolution est la loi universelle, les mœurs, la morale, les règles la conduite publique et privée doivent changer avec tout le reste, en sorte que si on ne change pas, si on s’immobilise dans des traditions fixes, immuables, si par conséquent on n’invente pas, on agit au rebours des lois de l’universelle évolution. Quoi qu’on fasse donc et à quoi qu’on se résolve, on est ainsi toujours criminel, criminel vis-à-vis des lois sociales si, pour inventer, on les transgresse, criminel vis-à-vis de la loi cosmique si, pour observer les lois sociales, on n’écoute pas la voix intérieure qui suggère et qui prescrit l’invention. S’il avait pensé comme Spencer, Socrate aurait dû être fort embarrassé.