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économiques. La main-d’œuvre est fort rare et très recherchée : journaliers, domestiques, tâcherons en profitent pour se faire payer cher et rien n’est plus juste. C’est la loi de l’offre et de la demande. Mais, une fois leurs prétentions acceptées, comme ils savent qu’à cause de la difficulté qu’on aurait à les remplacer, les patrons iront jusqu’aux limites les plus invraisemblables de la patience, ils se laissent aller, font mal leur travail, manquent à tous leurs engagemens. C’est un sabotage continu, non par violence, haine ou représailles comme ailleurs, mais par paresse, insouciance, lâcheté physique et morale. On prend l’habitude de l’à peu près, des besognes gâchées, du devoir non accompli. C’est une mauvaise école pour les jeunes dont ils se ressentiront toute leur vie. La malfaçon d’un labour ou d’un sulfatage, qui n’intéresse que le propriétaire, prépare la négligence de l’aiguille dans une gare qui intéressera tout le monde.

Il y a encore dans l’évolution du travail agricole une cause plus générale et plus fine d’affaiblissement moral. Autrefois, le métier de paysan était un vrai métier qui exigeait un apprentissage long et minutieux. Pour transformer la poignée de blé, confiée à la terre, en une miche dorée qui parfume la table, bien des opérations étaient nécessaires, depuis le sillon droit et profond jusqu’au geste du vanneur jetant le grain au vent avec la pelle, jusqu’au pétrissage de la pâte et la mise au point du four, car tout, sauf la mouture, se faisait par les mains du laboureur. Chacune d’elles devait être soigneusement apprise. Nous ne parlons que d’une culture et il y en avait dix. Il y avait encore dix petits métiers parce qu’on fabriquait à la maison tout ce dont on avait besoin : les fourches et les râteaux, les paniers et les cages, les balais, les jougs, les brouettes, les sabots. Un apprentissage long, multiple, complexe, remplissait l’enfance, l’adolescence et la jeunesse du paysan. L’apprentissage a une grande vertu de perfectionnement moral : il occupe l’activité et le temps à un âge où il est dangereux de les laisser sans emploi, il exige et développe l’application, la patience, la discipline, la continuité de l’effort, le souci du but et de l’avenir.

Après l’apprentissage venait la maîtrise, bienfaisante elle aussi au point de vue moral. Le métier qualifie l’homme, le classe, le distingue, l’élève. De s’y sentir habile, d’être respecté, recherché pour cette habileté, il tire un sentiment de dignité et d’orgueil