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Page:Revue des Deux Mondes - 1911 - tome 4.djvu/98

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l’occasion. L’enfant la réclame depuis longtemps. Jusqu’ici il n’a pédalé qu’autour de la maison sur la bicyclette d’un voisin : c’étaient les premiers essais de l’aile frémissante autour du nid. Il attend impatiemment la longue course, jusqu’à la ville, avec ses camarades, sur sa propre machine. Les parens résistent parce que c’est la surveillance de la famille supprimée, le café du village fréquenté tous les soirs, la ville gagnée tous les dimanches jusqu’au lundi matin, les habitudes mauvaises, les compagnies suspectes et tous les aléas de nuits dangereuses. Les plus fermes sont obligés de céder. J’ai entendu cent fois la même confidence : la résistance aurait amené la révolte, l’insulte, la menace, le départ pour se mettre en condition, les violences, le vol. La bicyclette est cause de beaucoup de vols primaires, et il n’y a pas longtemps que la Cour d’assises du Lot-et-Garonne a condamné à mort un jeune homme de dix-huit ans, qui, pour en avoir une, avait tué son maître.

Depuis quarante ans, l’effort scolaire a été considérable et a donné des résultats précieux ; rien n’est plus injuste que de les contester ; si on les trouve trop modestes, c’est qu’on a eu pour l’école des ambitions qui ne l’étaient pas ; et, en voulant qu’elle répandît des clartés de tout, on lui demandait plus qu’elle ne pouvait donner. Quand on la considère dans son vrai rôle, qui est l’enseignement primaire, la lecture, l’écriture, le calcul, quelques autres notions élémentaires et usuelles, on voit qu’elle le remplit très convenablement. Les jeunes Gascons savent lire, écrire et compter beaucoup mieux qu’autrefois. Ils parlent avec l’accent du terroir un français qui frappe par une certaine correction grammaticale : pour l’apprendre à l’école, ils sont peut-être moins gênés par le patois que ne le sont d’autres enfans par le français altéré qu’ils parlent communément. Je reçois beaucoup de lettres de jeunes paysans et j’en reçois aussi de quelques bacheliers. Il ne faut pas comparer ce qui n’est pas comparable. Mais véritablement, dans ces dernières années il y a eu plus de progrès en bas qu’en haut.

Ce qui est précisément inattendu et pénible, c’est le contraste du progrès intellectuel et du recul moral. L’âme du petit paysan offre le spectacle d’un champ dont une moitié serait cultivée et l’autre presque en friche. La notion des droits est débordante, celle du devoir précaire, incertaine et fuyante. Dans la partie de la maison réservée à l’impératif moral, la lumière n’arrive pas