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est d’une alacrité, d’une lucidité extraordinaires. C’est une sorte d’ivresse du feu. La conscience élargie reflète les plus infimes sensations, et, en même temps, la pensée, douée d’une agilité insolite, s’évade hors du flux des images et se joue parmi les abstractions logiques avec une facilité merveilleuse. Le moi s’étonne de sa fécondité, de la liberté souveraine qui lui est venue, de sa puissance de domination.

Et, en même temps aussi, il sent, avec une angoisse qui va jusqu’à l’épouvante, l’écoulement irrésistible de tout. Comme le sable des berges, l’émotion présente va couler dans le fleuve sans fond de l’oubli. Je voudrais fixer, avec sa couleur, son intensité et la courbe signifiante de son élan, cette minute de mon âme vécue dans l’horreur et l’allégresse du soleil nubien. Mais je sais bien que jamais je ne retrouverai cela, cela qui fait de cette minute un sursaut de vie unique, — et que déjà, en ce moment même où je la vis, les mots échouent pour le traduire. Et je songe à tout ce qui gît, au fond de ma mémoire, de décoloré et de mort, — débris de mon âme passée, cadavres des minutes auxquelles, dans une exaltation passagère, j’attachais un sens presque divin. Et voici que, des profondeurs à demi abolies de ma vie africaine, il m’arrive des réminiscences douces à pleurer, et douloureuses aussi, à force d’être impuissantes à revivre. Je revois le golfe d’Alger, les villas et les fermes du Sahel, et, — dans une aube de printemps encore trempée de l’humidité nocturne, — tout à coup, j’entends sonner les cloches du Carmel : tintement angélique que je peux bien nommer, avec toute la reconnaissance de mon cœur, mais que je n’entendrai jamais plus, comme ce matin-là !

Oui, sans doute, le torrent du présent m’emporte. Je suis soulevé par la houle de la vie ardente qui m’entraîne avec ses couleurs et ses formes. Mais combien de temps encore mes sens seront-ils assez vibrants et assez neufs pour en être émus, ma conscience assez vigoureuse et assez claire pour en étreindre le reflet ? Quelle détresse m’attend, quand mon âme s’en ira, faible et nue, par les corridors glacés de la vieillesse !...


Je rêve devant le paysage trouble, — pâle, d’une pâleur d’ossemens. La chaleur âpre me prend aux narines. Je défaille, à bout de souffle. Ce pays vous tue. On voudrait fuir, — et, pourtant, rester ici toujours.