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mis dans l’exercice de leur pouvoir plus d’équité généreuse que Sully Prudhomme ne paraît le croire, s’il n’oublie pas injustement les belles devises, — qui n’ont pas été seulement de vaines paroles, — de pax romana et de caritas generis humani. Fondée ou non historiquement, cette protestation contre la dureté excessive de l’autorité romaine décèle une conscience trop noble, trop scrupuleuse, trop émue par les maux humains, pour que l’on n’en sache pas gré au poète, même si l’on refuse de s’y associer complètement.

Elle n’est au reste qu’une réserve, une précaution en quelque sorte, comme si Sully Prudhomme avait peur de s’aventurer au delà des limites permises en admirant les Romains : mais, d’une manière générale, il les admire. Il rappelle avec enthousiasme


Que le beau, c’est l’honnête en langage romain.


Il exalte « l’orgueil du droit, l’âpreté du vouloir, la prudence économe, » qui siégeaient sur le front de Caton. Il vante les tombeaux de la Voie Appienne, expressions d’une si sereine conception de la mort, et si éloignée des angoisses modernes, et quand il rappelle quel abri solide ces massives constructions promettaient. « au vieux nom de famille, » il parait bien être entré dans la façon de penser et de sentir des Métellus et des Scipions. Cette vieille morale des sénateurs latins, s’il la juge un peu trop rude envers les vaincus, il en comprend du moins la virilité grave et majestueuse, et il lui rend hommage.

Il apprécie encore mieux cette « force » du génie romain quand elle se met au service de la raison, de ce qu’il considère comme la vérité, et c’est ce qu’il trouve chez Lucrèce. Lucrèce a certainement été pour Sully-Prudhomme ce que Virgile et Juvénal avaient été pour Hugo, un des principaux éveilleurs d’idées et d’inspirations poétiques. Combien il l’a assidûment pratiqué, nous le savons par la traduction qu’il a donnée du premier livre du De rerum natura, et par les confidences qu’il a faites à ce propos : il proclame qu’il est sans cesse revenu à l’œuvre lucrétienne « comme au meilleur gymnase », toutes les fois qu’il avait besoin de retremper ses forces, qu’il a demandé « au plus robuste et au plus précis des poètes, » — on notera au passage ces deux épithètes, qui conviennent si bien à Lucrèce en particulier, mais qui caractériseraient très bien aussi l’esprit latin