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encore ce que lui criait son maître, et ce qu’il a entendu. Si jamais il a été tenté de s’hypnotiser dans la contemplation dissolvante de ses douleurs, il a été rappelé par le souvenir du De rerum natura à une conception plus virile de son rôle. Relisons cette noble, cette éloquente et vibrante Lettre à Alfred de Musset où il oppose, à l’égoïste plainte du romantisme, la poésie qu’il veut créer, scientifique et sociale, toute pratique et positive : il ne nomme personne pour la symboliser, mais à qui songe -t-il, sinon à Lucrèce, et aussi sans doute à ce Chénier qu’il invoquera plus tard, mais qui lui-même avait puisé dans Lucrèce l’idée de son Hermès ? Otez l’influence lucrétienne, Sully Prudhomme aurait été sans doute le délicieux et douloureux élégiaque des Solitudes et des Vaines Tendresses, mais il n’aurait écrit ni La roue, ni Dans l’abîme, ni Le rendez-vous, ni le Zénith, ni peut-être même la Justice ou le Bonheur<ref> On nous objectera peut-être que nous faisons la part bien belle à Lucrèce, qu’il n’est pas à lui seul toute la poésie philosophique, et que Sully Prudhomme a donc pu être guidé par d’autres modèles. Mais lesquels ? la poésie philosophique des Grecs a péri ; et celle des modernes, chez un Voltaire ou un Chénier, est elle-même une imitation du De rerum natura. En fait, toutes les fois que nos poètes veulent exprimer avec précision quelque doctrine philosophique ou quelque découverte scientifique, ils reviennent à Lucrèce. On en trouverait au besoin la preuve dans quelques belles strophes des Parques, où M. Ernest Dupuy a si vigoureusement retracé toutes les conquêtes de la science humaine, et dont la poésie sobre et concise, si forte de pensée autant que de couleur, révèle à n’en pas douter une influence lucrétienne. </<ref>.

S’il a reçu de Lucrèce la confirmation de sa vocation philosophique, il lui a dû aussi non pas toute sa philosophie, mais une partie de ses doctrines ou de ses tendances. Ne retrouve-t-on pas l’accent du disciple d’Epicure dans cette explosion de joie triomphante, au début du Zénith, devant les conquêtes de l’intelligence humaine et les défaites de la religion ?


Saturne, Jupiter, Vénus n’ont plus de prêtres...
Nous avons arraché sa barre à l’horizon,
Résolu d’un regard l’empyrée en poussière,
Et chassé le troupeau des idoles grossières
Sous le grand fouet d’éclairs que brandit la Raison.


Ce cri, et cette métaphore, pourraient être de Lucrèce, et toute cette incrédulité fière et hautaine, grave pourtant et en un sens religieuse, point légère et persifleuse à la manière voltairienne. Et, dans les stances Sur la mort, ou dans les Destins, voici