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pas vers l’inconnu, loin de calmer le trouble et l’impatience de son esprit, l’accrût.

Aussi bien — tant il est vrai qu’en ces quelques mois, les faits décisifs s’accumulent et se pressent ! — allait-il trouver le confident qui lui était nécessaire, pour qu’il achevât de s’analyser lui-même. Il avait bien son frère Carlo, bonne âme, toujours disposé à l’écouter. Mais Carlo était un dédoublement de Giacomo, dont il subissait l’impérieuse influence. A Giacomo, il fallait, au contraire, une personne qui ne le connût pas, et devant laquelle il dût s’expliquer ; une sorte de confesseur, avec assez de bienveillance pour ne pas l’effaroucher, assez de liberté d’esprit pour le comprendre, assez d’autorité pour le forcer à parler. Tel fut le rôle que joua Giordani. L’étranger connaît à peine son nom, il ne le compte pas parmi les écrivains illustres qu’il honore en Italie ; et les Italiens même, avec le recul du temps, ne lui accordent plus sans réserve la gloire dont il jouit vivant. Pourtant cette gloire fut immense. Il fut le maître des prosateurs ; il fut le dictateur littéraire de son époque : et il le fut, par un privilège singulier, sans qu’aucune œuvre importante vînt justifier sa réputation. Des essais, des critiques d’art, des discours, des panégyriques, rien de plus, sinon des esquisses et des ébauches qui ne virent pas le jour. Mais il possédait le secret de la forme belle, que tous pouvaient admirer, le vulgaire aussi bien que l’élite ; il se tint en dehors des partis qui déchiraient la république des lettres, pour prêcher la concorde dans l’amour commun de l’Italie ; il montra, en vertu d’un très sûr instinct des nécessités contemporaines, que la patrie, créatrice et gardienne du beau, retrouverait ses droits à devenir politiquement nation, si elle retrouvait d’abord la vertu de produire le beau. On lui en savait gré ; et on lui assignait un rang à part au milieu des plus illustres. Aussi Giacomo, ayant fait imprimer sa traduction de l’Odyssée, et voulant obtenir L’approbation des doctes, l’envoya-t-il à Mai, à Monti r et à Giordani. Les deux premiers répondirent par des lettres aimables et banales ; Giordani, par une lettre réservée et défiante. Les expressions trop admiratives dont son correspondant inconnu s’était servi lui faisaient craindre quelque raillerie. Mais on lui apprit qu’il s’agissait là d’un tout jeune homme, de noble famille, perdu dans une petite ville des Marches, plein d’amour pour les lettres et déjà très savant. Alors il lui écrivit