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de cette infelicità qui imprégnera toute l’œuvre du poète et du penseur. Ecoutons-le parler. Ce qui le rend malheureux, d’abord, c’est cette santé chancelante, qui le tient suspendu entre la vie et la mort. A sa faiblesse, aux souffrances générales de son corps épuisé, se sont ajoutés des maux d’yeux qui le rendent presque aveugle. Se lever tard, par nécessité ; se promener jusqu’à l’heure du déjeuner, sans ouvrir la bouche ; recommencer jusqu’à l’heure du dîner ; à peine une heure, une demi-heure de lecture, qui ne lui est même pas possible tous les jours : telle est sa vie, pendant les premiers mois de 1817. Ce qui le rend malheureux, ensuite, et peut-être davantage, c’est sa propre pensée. Il découvre, en s’analysant pour Giordani et devant lui, que le travail perpétuel de son intelligence le torture et le martyrise ; il est pareil à une machine qui s’userait en fonctionnant, et que rien ne peut arrêter. Il n’a comme distraction que l’étude, qui, à vrai dire, n’en est pas une : et pour le moment, cette précaire ressource elle-même lui est enlevée. Il est la victime de son propre esprit, incapable de se « divertir, » condamné par une fatalité interne à une activité dévorante. Se consumant ainsi lui-même, il détruit les objets auxquels il s’applique. Il dénonce, en effet, la frivolité des occupations humaines, et l’inanité des croyances. Les illusions dans lesquelles les autres se réfugient se dissipent une à une devant sa recherche obstinée ; et il n’a plus d’abri. Reste l’ennui, reste la mélancolie, fruits d’une âme malade dans un corps contrefait.

Enfin, au mois de décembre 1817, ce fut la dernière épreuve, celle de l’amour. L’idylle est innocente et touchante, faite de détails menus et de nuances subtiles ; il nous en a lui-même laissé le récit dans un Journal d’amour, qu’il se mit à écrire aussitôt après l’événement. Elle s’appelait Gertrude Cassi, et elle avait vingt-six ans : beauté vigoureuse, à la Junon. Venue pour mettre sa fille en pension dans un couvent de Recanati, elle était descendue dans la famille Leopardi, dont elle était quelque peu parente. Giacomo « commençait à sentir l’empire de la beauté ; » il lui semblait, depuis plus d’un an, « qu’un sourire de femme tombant sur lui devait être chose très étrange, et merveilleusement douce et flatteuse... » Le premier soir, le jeudi, il la regarda pendant tout le repas, sans mot dire. Le lendemain, une fois le dîner fini, il espéra qu’il pourrait jouer aux cartes avec elle, afin de lui parler : mais on l’appela pour