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avec soin sur son cher exemplaire ce qu’il griffonnait sur ses brouillons, — à moins que le brevet n’ait jamais existé, que les taches ne soient pas des taches de colle et que le signe de renvoi ne soit qu’une supercherie : tout cela n’est pas impossible. Et il faut chercher ailleurs la solution de cette difficulté. Passons donc de la paléographie à l’histoire. M. Reinhold Dezeimeris (je regrette que M. Schiff, toujours si exact et si aimable, ne l’ait pas cité) a prouvé que Mlle de Gournay n’était pas venue en Guyenne avant d’avoir achevé l’édition des Essais de 1595 et qu’elle avait donné cette édition sur une copie que lui avaient envoyée Mme de Montaigne, Pierre de Brach (et j’ajoute : probablement Florimond de Rœmond). Elle se flatte d’avoir reproduit avec une religieuse fidélité le manuscrit de son « père. » C’est vrai. Je ne crois pas qu’il y ait beaucoup d’exemples d’un ouvrage inachevé, publié deux ans à peine après la mort de l’auteur, d’une façon si exacte et si complète. Je me permets de vous renvoyer respectueusement à l’appendice III du tome I de « l’édition municipale. » Je suis assuré que les altérations du texte de Montaigne sont dues plutôt aux déchiffreurs de Bordeaux qu’à Mlle de Gournay. Elle n’aurait donc manqué à la fidélité d’éditeur, cette bonne demoiselle, elle n’aurait pris sur elle de modifier gravement le texte, que pour introduire son éloge ? Mais alors qu’aurait pensé la famille de Montaigne ? Qu’aurait pensé Mme de Montaigne, si maltraitée en un passage des Essais, que le manuscrit même a été, par d’autres mains que celle de Montaigne, rayé et raturé ? Et, justement, Mlle de Gournay devait, une fois l’édition parue, venir au château de Montaigne, et elle y est venue. Bien plus, après son voyage à Montaigne, elle a donné une nouvelle édition des Essais, en 1598, laquelle édition suppose une re vision, — ou plutôt une édition du manuscrit lui-même, que Mlle de Gournay [avant son voyage en Guyenne] n’avait pas encore eu en mains. Or cette édition donne tout au long l’éloge. Je ne crois donc pas que Mlle de Gournay ait composé et inséré elle-même le passage que nous discutons.

« Et je m’explique facilement que, vieille et tout près de mourir, refaisant quarante ans plus tard une édition retouchée des Essais, elle ait bravement retouché les pronostics que Montaigne avait fondés sur les promesses de son adolescence. Sa conscience d’éditrice était moins neuve, moins scrupuleuse, sa susceptibilité plus grande ; elle a craint le ridicule d’une