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Mme Suard n’avait pas douté un instant que l’auteur de ce bienfait ne fût M. Necker. Ce l’était en réalité. Ainsi se déroula ce touchant épisode. Amitié, contrat de rente, mise en scène sentimentale, gratitude par-devant notaire et déluge universel, rien n’y manque ; mais ne trouvez-vous pas qu’il manque à la Morale en action ?

Il y a des momens où tout nous réussit, même les catastrophes. M. et Mme Suard avaient malgré tout dû quitter l’appartement de la rue Saint-Roch. Ils prirent rue Louis-le-Grand une maison entière : cela leur permit d’offrir un logement à Condorcet :


Madame Suard à Condorcet : Savez-vous que j’ai une petite affaire à vous proposer, une affaire qui peut ajouter infiniment à mon bonheur, qui, si je ne me trompe point, peut faire aussi quelque chose pour le vôtre. Nous avons trouvé une maison pour l’abbé Arnaud et nous ; il nous reste un appartement de garçon. Ah ! qu’il nous serait doux qu’il devînt le vôtre !


Condorcet à Madame Suard : Je suis très fâché contre vous de ce que vous appelez la proposition que vous me faites une affaire. C’est une chose délicieuse à laquelle je n’osais penser et que j’accepte avec transport. Ainsi comptez sur moi. Gardez-moi l’appartement où il faudra le moins de meubles. L’étage ne me fait rien, pourvu que j’y voie clair.


Madame Suard à Condorcet : Nous allons donc vivre sous le même toit, mon bon Condorcet. Rien ne pouvait ajouter à mon amitié, mais ce rapprochement va beaucoup ajouter à mon bonheur. Il ne me manquera que de pouvoir espérer qu’il n’aura d’autre terme que ma vie...


C’est une nouvelle phase de leur amitié qui commence. Laissons-les savourer leur bonheur. Et nous, que la sécheresse de l’âme moderne a déshabitués de vivre dans une atmosphère si chargée de douceur, allons respirer un peu d’air. Nous retrouverons prochainement, et à vrai dire dans des rapports un peu différents, ces parfaits exemplaires de la sensibilité.


RENE DOUMIC.