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les circonstances. Elle n’y manqua pas. Elle fit l’admiration universelle. Condorcet est transporté et ne trouve pas assez d’encens dans son magasin pour le brûler devant son héroïsme. Une seule chose la trouvait inconsolable, c’était l’obligation de quitter l’appartement qu’elle avait à la Gazette, rue Neuve Saint-Roch. Elle y avait rencontré le bonheur. S’il allait se perdre dans le déménagement !...

Le courage à supporter l’infortune ne suffit pas : il faut l’ingéniosité à la réparer. Puisqu’on leur retirait la Gazette, Suard et Arnaud demandaient qu’on leur octroyât, en dédommagement, une pension sur cette même Gazette. La pension fut accordée : « Enfin nous venons de recevoir une lettre de M. d’Aiguillon qui nous annonce un brevet de pension de 2 500 livres et une indemnité de chacun 4 600 francs, qui nous sera payée dans l’espace de trois ans. Pendant les trois années qui vont s’écouler, nous aurons donc 4 000 francs de rente... C’est à M. de Garville que nous croyons devoir cette indemnité sur laquelle nous n’osions compter... Je lui devrai de ne plus mépriser le duc d’Aiguillon. » Mme de Sévigné avait bien dit, quand Louis XIV l’eut fait danser : le grand Roi !

Nous ne sommes pas au bout, et même, ce qui reste est le plus beau de l’affaire. Voici la scène telle que Mme Suard la raconte à Condorcet : « Hier, en rentrant chez moi, on me remit une lettre qui était conçue en ces mots : Une personne qui aime tendrement M. et Mme Suard m’a chargé de leur présenter ce contrat de vingt mille livres portant 800 francs d’intérêt et dont la propriété restera au dernier survivant. On espère que M. Suard voudra bien accepter ce contrat des mains d’une épouse chérie. Votre bonté, madame, fait espérer que vous voudrez bien que l’hommage de l’amitié soit fait par l’amour. » Mme Suard était toute prête à vouloir tout ce qu’on espérait de sa « bonté. » Elle avait compté sans la « fierté » de Suard. Lui, refuse tout net. Là-dessus, il s’en va dîner chez d’Holbach. « Il y avait beaucoup de monde, il raconta ce qui venait de lui arriver. On se transporta, on se ravit d’admiration, on combattit vivement sa résolution ; on l’en fit presque rougir. Il s’est donc déterminé à accepter, à la condition qu’on accepterait sa reconnaissance. Il est allé le déclarer au notaire. Mon ami, je suis heureuse. Je ne vois que des amis qui m’aiment, qui m’embrassent, qui versent de douces larmes sur cette belle action... »