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ou de peinture qu’il y ait d’ailleurs déployée, — c’est elle aussi qui, depuis un demi-siècle, ne nous a point permis d’apprécier les éminentes vertus littéraires du Stendhal anglais. Tout ce que l’œuvre romanesque de Thackeray contient à la fois d’observation et de poésie nous a été caché par cette main trop visible de l’auteur, incapable de se résigner à nous laisser oublier sa propre présence et l’adresse avec laquelle il réussit à camper, sous nos yeux, la foule bigarrée de ses personnages. Non pas que j’entende lui reprocher, à ce point de vue, son habitude perpétuelle d’entremêler à ses récits toute sorte de digressions morales ou philosophiques, ni même, peut-être, ce ton volontiers ironique, et quasi « supérieur, » qui finit pourtant par agacer parfois jusqu’à ses lecteurs les plus indulgens. Par-dessous ces travers extérieurs, résultant déjà manifestement de son excès d’» intellectualisme, » ce ton s’impose à nous dans toute l’inspiration générale des romans du fameux écrivain anglais, — sauf à les revêtir d’une originalité et d’une grandeur singulières pour l’élite de ses compatriotes, en même temps qu’il les rend à peu près inaccessibles à notre goût français.

Le fait est que Thackeray, malgré toute la gloire qu’allaient lui procurer ses romans, n’est devenu romancier que par occasion, relativement assez tard dans sa vie, et, selon toute vraisemblance, sans y être poussé par un profond besoin de son cœur. Né aux Indes en 1811, d’une excellente famille de gentlemen, il a été avant tout un gentleman, un homme d’éducation et de manières raffinées, instinctivement porté à considérer le travail littéraire comme un passe-temps, ou bien encore comme une dure nécessité pratique, quelque peu dégradante. La perte de son patrimoine, des séjours prolongés à Paris et de nombreux voyages, enfin trois années de parfait bonheur conjugal aboutissant à la plus terrible des catastrophes, — la folie incurable de sa chère jeune femme, — autant de leçons dont chacune avait contribué pour sa part à étendre ou à approfondir une de ces intelligences vraiment « universelles » que le hasard des événemens conduit seul à se choisir telle ou telle voie d’expression particulière. Aussi bien la première ambition du jeune Thackeray avait-elle été de se consacrer à la peinture ; et lorsque ensuite la carrière des lettres s’était ouverte devant lui, c’était au genre de l’esquisse « humouristique, » du léger et spirituel croquis de mœurs nationales ou étrangères, qu’il s’était livré tout entier pendant plus de dix ans. Son début dans l’art qu’il était appelé à illustrer ne datait, en somme, que de 1839, où ce merveilleux « parodiste » s’était avisé d’écrire une terrifiante (et comique)