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« histoire de brigands, » par manière d’exagération satirique des tendances que révélaient alors l’Eugène Aram de Bulwer Lytton et surtout l’Olivier Twist de Dickens.

Un biographe soucieux de mettre en valeur les sources principales de la personnalité littéraire de Thackeray serait tenu, me semble-t-il, d’attribuer une importance prépondérante à deux faits de sa vie : la maladie de sa femme, et l’influence exercée sur lui par les romans de Dickens, ou plutôt par l’énorme succès qu’ils avaient obtenu. Brusquement interrompu, par un coup inexorable de la destinée, au milieu du plus beau rêve d’amour et de bonheur, un écrivain comme celui-là ne pouvait manquer de sentir dorénavant installée, dans le fond de son être, une amertume où l’inclinait déjà son tempérament d’observateur et de satiriste. De là, dans tous ses romans, cette âpreté d’analyse psychologique, cette insistance à rechercher les élémens les plus cachés de l’égoïsme humain, qui constitue l’un des traits distinctifs de la saisissante nouveauté de son art de conteur : pour ne rien dire d’une certaine atmosphère de tendre et discrète mélancolie qui enveloppe comme d’un voile poétique Cette sombre peinture d’un monde de coquins sans scrupules et de faibles d’esprit. Et quant à ce qui est de l’effet produit sur Thackeray par la popularité des romans de Dickens, je ne crains pas d’affirmer que, depuis ce premier roman, Catherine, écrit en 1839 pour railler la « sensiblerie » de l’auteur d’Olivier Twist, jusqu’à l’ébauche posthume de Denis Duval, toute l’œuvre du plus grand des romanciers anglais après Dickens doit une bonne partie de son origine au double désir, chez ce romancier, d’égaler le succès de son illustre confrère, et de montrer aux lecteurs de celui-ci la possibilité de s’élever plus haut que lui en traitant des sujets tout pareils aux siens.

Oui, le projet de rivaliser avec Dickens, et de le dépasser sur son propre terrain, c’est à ce sentiment plus ou moins conscient que le public anglais est surtout redevable de posséder les beaux livres que sont la Foire aux Vanités, Pendennis, les Newcomes, les Aventures de Philippe, comme aussi, antérieurement à ces longs ouvrages, la délicieuse « nouvelle » intitulée Le grand Diamant des Hoggarty. A chaque page » nous avons l’impression de voir Thackeray s’ingéniant (ou parfois simplement se divertissant) à donner, en quelque sorte, une leçon de pensée et de style à Dickens lui-même ou à la foule ingénue de ses admirateurs. Ses biographes ont beaucoup insisté sur le profit qu’il a tiré de l’étude des vieux romans d’Henri Fielding et de Tobie Smollett ; mais, en réalité, l’influence de ces