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maîtres, tout au moins pour ce qui est de la forme du récit, nous apparaît plus sensiblement dans les premières œuvres de Dickens que dans celles où l’auteur de Pendennis n’a plus eu qu’à adopter les moules nouveaux créés déjà par son jeune émule ; et le seul usage qu’ait pu faire dorénavant Thackeray de l’art de ces savoureux conteurs du XVIIIe siècle a été de montrer à Dickens comment il était possible d’extraire, de leurs ouvrages, une « moelle » plus riche, plus d’observation pénétrante et de verve railleuse. A l’aide de Fielding, Thackeray s’est efforcé de corriger et de rehausser le roman de Dickens : en quoi il n’a d’ailleurs réussi qu’imparfaitement, car, avec leur réalisme plus superficiel et la simplicité courante de leur style, ce sont toutefois les récits de Dickens, et non pas les siens, qui égalent en vigoureuse intensité de vie l’œuvre immortelle des romanciers anglais du dernier siècle.

Et ainsi s’explique, pour nous, cette secrète impression de malaise que nous causent toujours jusqu’aux plus touchans des récits de Thackeray. Nous devinons instinctivement que, de même que les chefs-d’œuvre de Stendhal, Pendennis et les Newcomes restent, au fond, des romans d’ « amateur. » Mais comment ne pas reconnaître, après cela, tout ce que cet « amateur » de génie a offert à ses compatriotes de vivantes peintures et de « types » inoubliables ! L’humanité qui s’agite dans ses livres a beau nous apparaître trop constamment dirigée par la main du grand homme qui l’a tirée tout entière de son ample cerveau : combien elle est diverse, et amusante, et vraie, éclairée d’une lumière intérieure qui nous découvre jusqu’aux moindres nuances de ses sentimens et de ses idées ! Au point de vue de ce qu’on pourrait appeler la « définition » psychologique des personnages d’un roman, je ne crois pas qu’aucune littérature ait rien produit d’aussi remarquable. Chez Thackeray, c’est vraiment l’âme tout entière des héros que nous apercevons, avec le détail minutieux de toute leur personne intellectuelle et morale, souvent même avec leurs « tics, » leurs habitudes, et le ton de leurs voix. La figure de Rébecca Sharp e, dans la Foire aux Vanités, celle de l’oncle d’Arthur Pendennis, dans le roman intitulé de ce nom, celles encore des oncles et des tantes de Clive Newcome, et l’étonnante figure du Dr. Firmin, dans les Aventures de Philippe, chacune d’elles nous est présentée avec un art si savant et si fort que, d’autant plus, nous déplorons l’impossibilité où nous a mis l’auteur de croire librement à leur existence. Hélas ! à peine commençons-nous à reprendre l’illusion de leur réalité, que voici, de nouveau, la figure souriante de Thackeray qui se projette