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annoncé les maux qui devaient arriver à la ville de Troie, ni plus ni moins que la Cassandre du poète lui avait prédit ses peines futures. Comme le remarque M. Laumonier, la conception érudite, que Ronsard s’était faite des Odes, eût exigé que la chanson portât ici le nom d’ode, et l’ode celui de chanson. Son illogisme, à moins qu’il ne s’y cachât une invraisemblable ironie, trahissait évidemment un peu de désarroi.

Deux événemens l’aidèrent à trouver un juste équilibre. Ce furent, en 1554, l’apparition de l’Anacréon d’Henri Estienne ; et, en 1555, l’amour qu’il conçut pour une petite fille de l’Anjou, Marie du Pin, de toutes ses maîtresses peut-être la plus aimée. Elle succédait dans son cœur et surtout dans son inspiration poétique à cette fière Cassandre en l’honneur de laquelle il avait voluptueusement pétrarquisé, et qui, malgré les beaux cris de passion qu’elle lui arracha, m’apparaît toujours au seuil de son œuvre, se détachant sur un fond de trophées, comme une figure assez mystérieuse et presque hiératique[1]. On ne chante pas une paysanne du même ton qu’une Salviati. Rémi Belleau remarquait que Ronsard s’était accommodé à l’esprit de sa seconde maîtresse ; et lui-même, il en convenait. Si quelqu’un, disait-il, me blâme de n’être plus aussi grave en mes vers que jadis,


quand l’humeur pindarique
Enflait ampoulément ma bouche magnifique,
Dis-lui que les amours ne se soupirent pas
D’un vers hautement grave, ains d’un beau style bas.
... Le fils de Vénus hait ces ostentations.
Il suffit qu’on lui chante au vrai ses passions...


Pour Marie, comme l’observe M. Laumonier, il réhabilita complètement ce genre de la chanson, si cher aux Marotiques et si dédaigné naguère des Ronsardiens ; et, par elle, il acheva de « se familiariser avec l’idée que la poésie existe partout, même dans les plus humbles sujets, et qu’il suffit de l’y découvrir ou de l’y mettre. »

Quant à l’Anacréon d’Henri Estienne, on sait de quel accueil

  1. M. Longnon nous raconte « dans leur juvénile fraîcheur, mais aussi dans leur gravité mélancolique, les amours de Cassandre Salviati et de Pierre de Ronsard. » Sa Cassandre est bien attachante ! Aux yeux de M. Laumonier, Cassandre ne fut guère pour Ronsard qu’un prétexte « à développemens plastiques, érotiques, psychologiques. » Les deux savans ne se rencontrent pas toujours. On ne les trouve même pleinement d’accord que dans l’admiration de Ronsard.